DÉCHETS NUCLÉAIRES ET SEUILS DE LIBÉRATION

Publié le par Résistance verte

 

Que faire des déchets produits par le démantèlement des installations nucléaires ?

Le projet de recyclage des déchets radioactifs issus du démantèlement a franchi de nouvelles étapes : le bilan du débat public sur le Plan National de Gestion des Matières et des Déchets Radioactif (PNGMDR) a été présenté fin 2019. Sur cette base, par décision du 21/02/2020, le ministre du développement durable et le président de l’Autorité de Sûreté Nucléaire ont annoncé que la réglementation évoluerait pour permettre le recyclage (aujourd’hui interdit) des déchets radioactifs métalliques TFA (Très Faible Activité). En novembre 2020, une nouvelle « concertation » a été lancée pour définir les conditions de mise en œuvre des décisions. « Les projets de décrets et d’arrêtés sur la valorisation des déchets métalliques TFA ont été publiés début janvier 2021 ».

 

 

Pour faire passer la pilule, les responsables mettent en avant :

• le fait que le recyclage devra se faire en priorité dans les circuits contrôlés des installations nucléaires (mais EDF et Orano ont assuré qu’ils ne construiraient les installations de fusion des déchets métalliques que si l’accès au domaine public était garanti, les débouchés dans l’industrie nucléaire n’étant absolument pas suffisant). En priorité ne veut pas dire exclusivement, ni même majoritairement ;

• le fait qu’il n’y aura pas de seuils de libération génériques, mais des autorisations au cas par cas (mais les « cas » n’ont rien d’anecdotique : autour de 130 000 t pour le démantèlement d’Eurodif ; a minima 80 000 t pour les générateurs de vapeur d’EDF. Et ce n’est qu’un début, les exploitants res- tant encore discrets sur l’importation de déchets étrangers et sur l’énorme gisement des déchets en vrac « Pour que l’investissement soit rentable, les exploitants doivent en effet avoir des garanties, y compris en off, sur les quantités qu’ils pourront traiter et écouler dans le domaine public »).
Transport d’un Générateur de Vapeur (GV). EDF envisage de recycler 70% de l’acier (environ 68 000 t pour les GV à traiter entre 2028 et 2055).

• Le fait que le public sera associé aux décisions (comme pour Cigéo !?) et que des contrôles indépendants seront réalisés (par l’expert de l’État !?). La CRIIRAD a rarement été sollicitée pour des contre-expertises et, quand ce fut le cas, elle a généralement dû décliner car le protocole imposé ne permettait pas de poser un diagnostic pertinent (les autorités cherchaient plus une caution qu’un véritable contrôle).

 

 

DES DÉBATS POUR ÉCLAIRER LES CITOYENS ?

Les rapports et débats sur la gestion des déchets radioactifs TFA se sont multipliés mais, sous couvert de pluralisme, ils véhiculent tous les mêmes arguments, parfois complètement faux (cf. TU 87 pour la radioactivité naturelle). Les structures censées apporter des garanties de démocratie en associant toutes les « parties prenantes » ne sont pas en reste.

Trois exemples :

1/ Selon ses propres termes, la mission première de l’ANCCLI 1 est de « développer l’expertise citoyenne sur les activités nucléaires ». L’une de ses présentations consacrée à la gestion des déchets TFA affirme que l’un des arguments en faveur de l’adoption de seuils de libération est le fait que la directive Euratom/2013/59 autorise déjà la libération des déchets radioactifs dont la contamination est inférieure à 100 Becquerels par gramme.

En réalité, la directive fixe des seuils qui varient en fonction de la dangerosité des radionucléides. Il peut être ainsi 100 fois ou mille fois inférieur (0,1 ou 1 Bq/g). Il ne suffit donc pas que l’activité d’un déchet radioactif soit inférieure à 100 Bq/g pour permettre le recyclage ! Ajoutons que la directive ne fixe pas de seuils en Bq/g mais en Bq/kg. L’ANCCLI fait partie de la longue liste des structures qui s’ingénient à minorer artificiellement les chiffres.

2/ Le 4 juin 2019, dans le cadre du débat public sur le PNGMDR, était organisée à Valence une réunion sur le thème «Que faire des déchets issus du démantèlement?». Après avoir écouté les exposés de présentation censés éclairer les participants (qui devaient ensuite donner leur avis), la CRIIRAD a interpellé l’un des membres de la Commission en charge du débat public : « Comment se fait-il qu’aucune étude critique n’ait été demandée sur la question des seuils de libération ? Votre Commission a pourtant des moyens. Comment espérer un choix « éclairé » des participants s’ils n’entendent qu’un seul son de cloche ? Comment espérer un débat véritablement contradictoire si les questions les plus délicates sont occultées ? ». En guise de réponse, notre interlocuteur s’est lancé dans la longue description d’un cas où la contre- expertise s’était finalement révélée inutile, car moins bonne que l’étude réalisée par l’exploitant ! Avec des raisonnements basés sur des contre- exemples, on attendra encore longtemps les études contradictoires et le véritable pluralisme.

3/ Le dernier exemple est également emprunté au Débat Public de 2019. D’après les responsables, le dossier « Clarification des controverses techniques » devait apporter « au public non spécialiste mais soucieux de disposer d’une bonne information technique les informations permettant de com- prendre les différences d’argumentations exprimées par des experts ou des organismes institutionnels ». Outre le fait que l’argumentation opposée aux seuils de libération était quasi inexistante, l’un des 5 avis, présenté comme celui de la Commission Locale d’Information (CLI) de Cruas est en réalité l’avis personnel d’un retraité d’EDF. Vérification faite, la CLI n’avait jamais débattu, ni pris position sur le sujet ! Clarification ou manipulation ?

Aucun risque pour la santé ?

Recycler des matériaux contaminés par des produits cancérigènes et mutagènes pose évidemment problème. En réponse aux inquiétudes, les promoteurs du projet ont développé deux axes d’argumentation.

• Le premier consiste à justifier l’ajout de radioactivité artificielle par l’existence de la radioactivité naturelle (nous y avons répondu dans le TU 87) ;
• le second assure que la « libération » des déchets radioactifs TFA induira une dose de rayonnement très faible, inférieure à 10 microSieverts par an (10 µSv/an) ce qui ne représente que 1% de la limite de dose réglementaire de 1 mSv/an (1 000 µSv/an). Selon eux, le risque sanitaire sera donc négligeable.

Répondre à ce second argument implique de traiter deux questions distinctes :
1/ la dose de 10 µSv/an correspond-elle effectivement à un risque insignifiant pour la santé des travailleurs et du public ?
2/ les niveaux de contamination choisis comme seuils de libération correspondent- ils effectivement à une dose de rayonne- ment de 10 µSv/an ?

La première question sera examinée plus tard (un aperçu est présenté dans l’encadré ci-dessous) ; la seconde fait l’objet de l’article qui suit. Le dossier étant complexe, un résumé est présenté page suivante.

Risque maximum tolérable (1 mSv/an) et risque négligeable (0,01 mSv/an)

La limite réglementaire de 1 mSv/an est censée correspondre au risque sanitaire maximum tolérable. Mais si l’on supprimait le coefficient qui permet de diviser par 2 (de façon abusive) l’impact des expositions aux faibles doses et débits de dose, il faudrait abaisser la limite à près de 0,5 mSv/an. Et si l’on adoptait le niveau de protection jugé nécessaire en 1977, avec une limite maximale pour l’ensemble de la population (et pas seulement pour les personnes les plus exposées), elle devrait se situer entre 0,1 et 0,01 mSv/an et le seuil du risque sanitaire négligeable devrait être abaissé au prorata.

Autre question essentielle : tous les effets sanitaires des rayonnements ionisants sont-ils pris en compte ? À ce jour, la limite de 1 mSv/an ne tient compte que des cancers et (a minima) des maladies génétiques. Tchernobyl a pourtant montré les effets délétères de la contamination sur presque tous les systèmes physiologiques (et les effets cardio-vasculaires ne sont toujours pas inclus dans le détriment officiel alors qu’il est difficile de contester leur réalité). Les travaux s’accumulent par ailleurs sur les effets épigénétiques, les effets de proximité et les implications de l’instabilité génétique. L’appréciation du risque radiologique pourrait être revue à la hausse et obliger à abaisser la limite de 1 mSv/an et en conséquence le seuil du risque négligeable. Évidemment, entre temps, les décisions de recyclage de matériaux radioactifs (que l’on croyait à tort peu risqué) seraient probablement devenues irréversibles.

 

 

EN RÉSUMÉ

Dans les documents officiels, la correspondance entre les seuils de libération (en Bq/kg) et la dose de rayonnement de 10 µSv/an n’est jamais questionnée. Il est admis que « libérer » des déchets métalliques dont la contamination reste inférieure au seuil n’exposera jamais personne à plus de 10 µSv/an, une dose censée correspondre à un risque négligeable. Les calculs des experts sont présentés comme exhaustifs (toutes les situations susceptibles de conduire à une exposition sont envisagées) et prudents (est retenu le scénario qui conduit à la dose la plus élevée). Le seuil de libération étant ainsi fixé au niveau le plus bas, aucune personne ne devrait recevoir une dose supérieure à 10 µSv/an, même en imaginant le pire.

L’analyse réalisée par la CRIIRAD montre que les garanties sont en réalité très insuffisantes :

• lorsque les situations d’exposition sont considérées comme « peu probables », les doses autorisées peuvent être 100 fois supérieures à 10 µSv/an ! Et les calculs de probabilité ne sont pas for- cément convaincants, en particulier sur le long terme ;
• les experts manquent manifestement d’imagination et les scénarios d’exposi- tion sont loin d’intégrer les hypothèses les plus prudentes ;
• d’un État à l’autre, les seuils peuvent varier considérablement (de 10 Bq/kg à 100 000 Bq/kg par exemple pour le plomb 210) ce qui met bien en évidence la part de subjectivité des arbitrages ;
• l’harmonisation entre les seuils retenus par l’AIEA et ceux de l’UE s’est faite au détriment de la protection sanitaire des Européens ;
• la limite de dose collective, qui permet de limiter le nombre de personnes exposées, a été supprimée, alors que les quantités de matériaux TFA susceptibles d’être recyclées sont considérables ;
• certains choix méthodologiques ont pour effet d’autoriser le dépassement des 10 µSv/an (ainsi la règle utilisée pour arrondir les valeurs ou encore la suppression de la contribution du radon dans le calcul de l’impact dosimétrique) ;
• les erreurs dans les calculs ou les hypothèses peuvent être corrigées, quelques années après, dans les nouveaux rapports officiels mais il n’est généralement plus possible de récupérer les matériaux radioactifs recyclés à tort ;
• l’expression des seuils de libération en becquerels par gramme permet de minorer les valeurs et apporte une garantie factice car les contrôles se font à des niveaux bien supérieurs (des centaines de kg pour les déchets métalliques).

Et au-delà, reste l’épineux problème du contrôle des installations qui seront chargées de traiter les composants nucléaires radioactifs. Une installation de fusion est en effet le lieu idéal pour faire disparaitre des pièces non conformes en les diluant dans de l’acier non contaminé.

N.B. Les moyens de la CRIIRAD étant limités, les critiques formulées n’ont rien d’exhaustif (seule une petite partie des publications a pu être analysée).

 

 

LES GARANTIES SANITAIRES
NE SONT PAS AU RENDEZ-VOUS !

Dans les documents censés « éclairer » les citoyens, les modalités de fixation des seuils de libération ne sont jamais questionnées : si la limite est fixée à 1 000 Bq/kg pour tel radionucléide, à 100 000 Bq/kg pour un autre, c’est que ces niveaux de contamination correspondent à une dose de rayonnement considérée comme négligeable, à savoir 10 microSieverts par an (10 µSv/an) 1. Tant que la contamination reste inférieure au seuil de libération, cette dose ne sera pas dépassée et le risque sanitaire restera extrêmement faible.

Les matériaux concernés peuvent donc être recyclés sans inquiétude. D’autant plus que les experts ont travaillé de façon exhaustive, envisagé toutes les situations d’exposition, et retenu par prudence les pires configurations, celles qui délivreraient les doses les plus élevées, assurant ainsi qu’aucune personne ne serait exposée, à court ou long terme, à un risque significatif.

Dans les développements qui suivent nous allons montrer que la correspondance entre les seuils de libération et le critère de 10 µSv/an n’est pas forcément établie et que le public est loin de bénéficier des garanties sanitaires annoncées.

Si contamination = 1 mSv Et risque de contamination = 1% Alors contamination = 0,01 mSv
Les dossiers français restant à ce stade singulièrement vides, nous avons travaillé sur les rapports qui ont servi à établir, depuis 1996, les seuils d’exemption et de libération européens. Les problématiques sont les mêmes et l’on trouve souvent les mêmes experts dans les instances chargées d’établir ces limites aux niveaux français, européen ou international 2.

De l’art de diviser la dose par 100

En cherchant à vérifier si la correspondance entre les seuils d’exemption européens et la dose de 10 µSv/an (0,01 mSv/an) était solide, la CRIIRAD a rapidement constaté qu’il n’en était rien : pour certains scénarios d’exposition, ses calculs conduisaient à des doses de rayonnement (et donc des risques sanitaires) 10 fois, 100 fois, 200 fois supérieurs ! Comment imaginer un tel niveau d’erreur ?
CQFD !

L’explication se trouvait dans des documents techniques, beaucoup plus confidentiels que les directives. Il en ressortait que le critère de dose de 10 µSv/ an n’était retenu que pour les situations les plus probables, les scénarios dits « réalistes ». Pour des situations moins courantes, le calcul de dose tenait compte de la « probabilité de survenue » de l’exposition. Les scénarios de « faible probabilité » étaient ainsi affectés d’un coefficient de 1%. Schématiquement, si le calcul montre qu’une situation d’exposition conduit à une dose de 900 µSv/an mais que les experts estiment ce scénario est peu probable, la dose de rayonnement est divisée par 100 et le résultat retenu est de 9 µSv/an, par conséquent conforme au critère de 10 µSv/an. Cette approche est hélas purement théorique : dans la réalité, personne ne sera exposé à 9 µSv/ an : ce sera soit 0 µSv/an (si la situation ne se produit pas), soit 900 µSv/an (si par malheur elle survient).

Ce constat contredit les affirmations rassurantes sur le fait que tous les scénarios sont pris en compte, y compris les plus pénalisants. Les retenir en les affectant d’un coefficient de pondération de 1% revient de fait à les exclure. Comme souvent, le diable se cache dans les détails.

Les scénarios d’exposition

Regardons de plus près l’élaboration des scénarios d’exposition. L’un des rap- ports de référence 3 de l’AIEA détaille les situations retenues pour déterminer les seuils de libération applicables aux radionucléides artificiels. Il s’avère que 8 scénarios seulement ont été étudiés (3 pour l’exposition des travailleurs, 5 pour celle du public). L’AIEA affirme qu’ils englobent toutes les situations plausibles mais finit par préciser qu’ils ne sont pas destinés à couvrir les situations les plus pénalisantes ou celles qui ne concernent qu’un petit nombre d’individus. L’approche n’est donc ni exhaustive ni totalement conservatoire.

Le cadre de cet article exclut évidemment une analyse détaillée des différents para- mètres et hypothèses retenus pour les calculs. Pour juger du caractère suffisamment protecteur des scénarios que l’AIEA juge « réalistes », nous nous limiterons à trois exemples de scénarios réalistes.

L’un des scénarios considère l’exposition du public dans un logement construit avec des matériaux contaminés « libérés ». Le scénario de référence considère que la personne passe 51% de son temps à domicile et que seulement 10% des matériaux utilisés sont des matériaux radioactifs recyclés. Limiter le temps de présence à 51% n’est pas du tout protecteur. Les Français passent en moyenne 67% dans leur logement 4, et un quart de la population y passe plus de 80% de son temps 5.

Un autre scénario envisage l’utilisation de matériaux contaminés pour la construction d’une place (qui pourrait intégrer une aire de jeu). Le scénario de référence considère qu’un enfant passe une heure par jour sur le site et que le site n’utilise que 10% de matériaux contaminés. Là encore des temps de présence supérieurs à 1h ou des pourcentages supérieurs à 10% n’ont pourtant rien d’improbable, et conduiraient à des doses supérieures à 10 µSv/an (d’autant plus que les mesures de l’exposition externe sont faites à 1 mètre de hauteur ce qui conduit à sous-évaluer le débit de dose, en particulier pour les plus jeunes enfants).

Dans un autre scénario, est envisagée la consommation d’eau potable provenant d’un forage situé en aval hydraulique de dépôts de terres ou de gravats contaminés. Le scénario de référence considère que 25% de la consommation annuelle d’eau est affectée par la contamination. Qu’une habitation, voire même tout un village, soit alimenté par un seul forage n’est pourtant pas une situation improbable et dans ce cas l’eau contaminée pourra représenter non pas 25% mais l’essentiel de l’eau potable ingérée par les habitants, induisant là encore des doses nettement supérieures aux 10 µSv/an.

Des écarts considérables

Selon les situations que l’on imagine, la prudence (ou pas) des hypothèses que l’on retient, le niveau de contamination censé correspondre à un risque sanitaire négligeable peut être très variable. Une publication européenne consacrée à la fixation des seuils d’exemption et de libération mettait ainsi en évidence des écarts pouvant atteindre plusieurs ordres de grandeur (et jusqu’à 1 million pour le tritium !). Pour les 10 États qui avaient fixé des seuils (sans forcément les mettre en pratique), les seuils de libération variaient par exemple :

- de 500 Bq/kg à 10 000 Bq/kg pour le césium 137 (un facteur 20),
- de 40 Bq/kg à 1 000 Bq/kg pour le plutonium 239 (un facteur 25),
- de 100 à 10 000 Bq/kg pour le cobalt 60 (un facteur 100),
- de 10 Bq/kg à 100 000 Bq/kg pour le plomb 210 (un facteur 10 000).

“Plaisante justice qu’une rivière borne, vérité en deçà des pyrénées, erreur au delà." Blaise Pascal

C’est dire la part de subjectivité qui s’introduit dans des estimations présentées comme rationnelles et offrant toutes les garanties requises. L’existence de limites aussi différentes, alors qu’elles sont censées correspondre à la même dose de rayonnement (10 µSv/an) est évidemment susceptible de nourrir des interrogations, voire des inquiétudes dans la population. Les autorités se sont donc employées à harmoniser les valeurs.

Des harmonisations par le bas !

Des négociations discrètes ont ainsi eu lieu entre l’Agence Internationale de l’Énergie Atomique (AIEA) et l’Union Européenne. L’harmonisation entre les seuils européens (publication RP 122 de 2000) et ceux de l’AIEA (publication RS-G-1.7 de 2004) aurait dû profiter aux citoyens : pour assurer la meilleure protection, il suffisait en effet de retenir, pour chaque radionucléide, la limite la plus basse, correspondant au scénario le plus protecteur imaginé par l’une ou l’autre des 2 instances. Ce n’est pas le choix qui a été fait.

Si nous comparons les seuils de libération génériques définis en 2000 par l’Europe à ceux qu’elle a finalement retenus dans la directive de 2013 6, nous constatons que 8 seulement des 175 radionucléides artificiels se retrouvent avec un seuil de libération plus bas. Dans 35% des cas, les valeurs sont inchangées mais dans 60% des cas, les nouvelles limites de contamination sont plus élevées : 10 fois plus élevées pour 100 radionucléides, 100 fois plus élevées pour 5 autres !

Aucune modification dans les coefficients de dose des radionucléides ne vient expliquer cette évolution. La décision d’augmenter le niveau d’exposition à la radioactivité est purement politique : l’Union Européenne a simplement décidé de s’aligner sur les choix de l’Agence internationale en charge du développement de l’industrie nucléaire 7. C’est autant de gagné pour l’élimination des déchets radioactifs issus du démantèlement.

Tant pis pour la protection des citoyens. Si, en effet, les scénarios initialement retenus par les experts européens se produisent, la multiplication par 10 ou 100 de certains seuils d’exemption conduira logiquement à des doses efficaces de 100 µSv/an, voire de 1 mSv/an (et dans le cas de scénarios
«de faible probabilité », à des valeurs bien plus élevées !).

Des divergences existaient également pour les radionucléides d’origine naturelle

L’AIEA a en effet choisi les options les moins coûteuses (mais aussi les plus irradiantes) : 1/ la fixation des seuils à 20 fois les concentrations moyennes de l’écorce terrestre, ce qui l’a conduit à retenir une limite de 1 000 Bq/kg pour l’uranium 238 comme pour le thorium 232 ; 2/ l’application de cette valeur à tous les déchets et matériaux radioactifs naturels : ceux des entreprises conventionnelles (engrais, terres rares, etc.) mais aussi ceux de l’industrie nucléaire.

L’Europe avait conservé un critère de décision dosimétrique et retenu pour sa part une limite de 500 Bq/kg pour l’uranium 238 et le thorium 232, ce seuil de libération ne s’appliquant qu’aux substances issues d’industries conventionnelles, des critères plus stricts continuant de prévaloir pour l’industrie nucléaire.

L’Europe a tenu bon sur le contrôle de l’industrie nucléaire mais elle a abandonné sa limite de 500 Bq/kg pour adopter les 1 000 Bq/kg de l’AIEA. C’est donc cette valeur, 2 fois plus élevée que prévue, qui est désormais inscrite dans la réglementation française. Là encore, les choix sont subjectifs, et relèvent de rapports de force et d’arbitrages entre contraintes économiques et protection sanitaire.

Une autre régression de taille dans le niveau de protection sanitaire est l’abandon du critère de dose collective.

La suppression de la dose collective

Les projets de recyclage des métaux, et le cas échéant des gravats, plastiques et autres matériaux contaminés, issus du démantèlement des installations nucléaires concernent des quantités très importantes. Il faut donc veiller à ce que les risques radiologiques soient suffisamment faibles au niveau individuel mais aussi collectif.

Au critère de dose individuel (les fameux 10 µSv/an), s’ajoutait donc un critère de dose collective. Il devait permettre de s’assurer que le nombre de personnes exposées du fait du recyclage des matériaux issus de telle ou telle installation resterait relativement limité. La directive Euratom/96/29 de 1996 avait ainsi retenu une limite de dose collective de 1 Homme.
Sievert par an (1 H.Sv/an) 8. En termes plus clairs, cela signifie que si la dose individuelle est de 10 µSv/an, le nombre de personne exposées ne doit pas dépasser
100 000 9.

Cette limite n’était certainement pas assez protectrice mais le débat n’est plus là puisqu’elle a tout simplement disparu de la directive de 2013 qui abroge celle de 1996 ! C’est d’autant plus préoccupant que les seuils d’exemption et de libération génériques sont définis pour des quantités illimitées de matières solides. Pour l’industrie nucléaire, l’intérêt est évident : plus besoin de se soucier du nombre de personnes impactées ! Les citoyens, eux, sont priés de ne pas s’inquiéter : les « experts » ont étudié la question et jugé que la suppression du verrou de la dose collective ne posait pas problème, la dose individuelle étant toujours plus limitante.
Là encore, les démonstrations officielles ne sont pourtant pas convaincantes, sur- tout lorsque l’on considère les risques de cumul dans l’espace et dans le temps.

À l’épreuve du temps

Le recyclage de matériaux contenant des radionucléides à vie longue, voire très longue, va engager l’exposition de générations et de générations d’être vivants. Le démantèlement de l’usine d’enrichissement Eurodif va par exemple générer des masses de déchets contaminés par de l’uranium 238, un radionucléide dont la période radioactive avoisine les 4,5 milliards d’années. Même si les calculs des experts prévoient des niveaux de dose très faibles au niveau d’un individu, multiplié par le nombre de personnes concernées dans la durée, l’impact peut devenir considérable.

Ces échéances remettent également en question l’exhaustivité des scénarios et la pertinence des calculs de probabilité : sur quelques décennies, on peut bâtir des scénarios d’exposition et tenter d’estimer leur probabilité d’occurrence mais sur 500 ans, 1 000 ans, 10 000 ans ou plus ? Quand on analyse le contenu des études, il est clair que l’imagination des experts n’est pas à la hauteur des enjeux. Et d’un point de vue statistique, plus les durées s’étendent, plus la probabilité augmente.
À terme, même les expositions jugées peu probables (1%) sont presque certaines de se produire et leur cumul, totalement exclu par l’AIEA, n’est plus si improbable.

Des règles du jeu discutables

La règle d’arrondissage est un bon exemple de choix méthodologiques opérés au détriment de la protection des personnes. Le tableau ci-dessous a été établi d’après l’étude européenne RP 89.

Il présente quelques exemples de seuils de libération censés correspondre au critère de dose de 10 µSv/an alors qu’ils conduisent en réalité à des expositions 3 fois supérieures à cause des règles fixées pour arrondir les valeurs.
Une fois de plus, la garantie d’une dose inférieure à 10 µSv/an s’avère illusoire. Et il faut aussi espérer qu’il n’y ait pas d’erreur dans les calculs !

 

 

Les dés sont pipés !

Prenons l’exemple de l’américium 241, un émetteur de rayonnements alpha très radio- toxique. Lorsque les experts ont calculé le niveau de contamination qui conduirait les personnes exposées à recevoir une dose de 10 µSv/an, ils sont parvenus à une con- centration de 310 Bq/kg. Comme ils ont décidé de ne retenir comme limites que des multiples de 10, il leur fallait donc ar- rondir ce résultat, soit à la valeur inférieure (100 Bq/kg) soit à la valeur supérieure (1 000 Bq/kg). Dans un souci de radiopro- tection, il faudrait arrondir systématique- ment à la valeur inférieure (ce qui garantitrait que le critère de dose est toujours respecté) ; a minima, la ligne de partage devrait être fixée aux multiples de 5. Dans le cas de l’américium 241, 310 Bq/ kg étant inférieurs au seuil de coupure de 500 Bq/ kg, cela conduirait à fixer le seuil de libération à 100 Bq/kg (la dose associée serait ainsi inférieure à 10 µSv/an).

Les experts en ont décidé autrement : ils ont fixé la ligne de partage aux multiples de 3. Dans le cas de l’américium, les calculs montrent que le niveau de contamination correspondant à 10 µSv/an est de 310 Bq/kg. La ligne de partage étant de 300 Bq/kg, le dépassement de cette valeur, même léger, impose d’arrondir à la valeur supérieure. C’est donc une concentration de 1 000 Bq/kg qui a été retenue comme seuil de libération. Évidemment, et c’est logique, la dose associée n’est pas de 10 µSv/an mais de plus de 30 µSv/an. CQFD.

1/ des résultats inférieurs à 300 Bq/kg et qui ont pourtant été arrondis à 1 000 Bq/kg au lieu des 100 Bq/kg requis. C’est le cas, par exemple, du césium 134 et des plutoniums 239 et 240, ce qui conduit à des doses 4 à 5 fois supérieures aux 10 µSv/an réglementaires ;

2/ des erreurs d’un facteur 10 sur la valeur arrondie. C’est le cas du plomb 210 : les 65 Bq/kg auraient dû être arrondis à 100 Bq/kg et non pas à 1 000 Bq/kg !

Ces erreurs ont été corrigées dans des publications européennes ultérieures. Problème : Il est facile de corriger une étude mais pour les matériaux qui ont été « libérés » à tort, il est bien trop tard !

Plus graves sont évidemment les erreurs sur l’estimation des risques sanitaires. Si l’on considère les 50 dernières années, un laps de temps somme toute très court, on constate que les limites d’exposition ont été revues plusieurs fois à la baisse et quand on considère l’importance des zones d’ombre sur les effets des faibles doses, d’autres évolutions sont évidemment à prévoir. Les décisions de recyclage sont basées sur un état des connaissances transitoire mais dans la plupart des cas, elles sont malheureusement irréversibles.

Les omissions délibérées

Certaines « erreurs » n’en sont pas car elles sont commises en toute connaissance de cause. Ainsi l’omission de la contribution du radon. Si les matériaux recyclés sont contaminés par du radium (226 ou 228), la désintégration de ce radionucléide conduira à la formation d’un gaz radioactif (radon 222 ou 220) susceptible de délivrer des doses bien supérieures à
10 µSv/an.

Cette exposition ne sera pourtant pas prise en compte dans les calculs officiels. Quand les règles du jeu sont élaborées dans des cadres pro-nucléaires tels que l’AIEA ou le traité Euratom, il est évidemment facile de substituer les calculs administratifs aux calculs scientifiques qui incluraient toutes les expositions susceptibles d’altérer la santé d’une personne.

Il faudrait aussi tenir compte des radionucléides qui échappent aux contrôles. Le plus souvent, en effet, il n’est pas question de rechercher et de quantifier tous les radionucléides présents. Les exploitants se basent sur un « spectre type » qui per- met de limiter les contrôles à quelques radionucléides faciles à détecter (l’activité des autres polluants étant déduite du pourcentage indiqué dans le spectre). Ils se dispensent ainsi d’analyses coûteuses mais la représentativité des « spectres » de contamination n’est pas forcément au rendez-vous. Et au défaut de maîtrise, peuvent s’ajouter des procédés carrément délictueux, visant à occulter les radionucléides les plus gênants.

ANTIDOTE ! Convertissez systématiquement :
1 Bq/cm² = 10 000 Bq/m²
1 Bq/g = 1 000 Bq/kg

Attention aux Bq/g !

Dans la plupart des documents censés « éclairer » le public, les seuils de libération sont exprimés en becquerels par gramme (Bq/g). Pour les promoteurs du recyclage des déchets radioactifs, l’intérêt est évident : la contamination paraît plus faible. Recycler de l’acier contenant 2 Bq d’uranium 238 par gramme semble une décision anodine, alors qu’une activité de 2 000 Bq/kg paraît déjà plus menaçante. Ce choix est délibéré puisque dans la directive Euratom/2013/59 comme dans le code de la santé publique français, les valeurs sont exprimées en becquerels par kilogramme.

« On ne peut légitimement passer du kilo- gramme au gramme (en divisant l’activité par 1000) qu’à la condition d’une répartition homogène des polluants radioactifs. Or, dans les tuyauteries, structures et composants issus du démantèlement des installations nucléaires, ce n’est presque jamais le cas. Une simple rainure peut contenir 90% de la contamination d’un équipement et si le seuil de libération est respecté au niveau global, ce n’est pas forcément le cas à l’échelle d’un des com- posants.

Dans ces conditions, si l’on choisit de définir la limite en Bq/g, il faut apporter le niveau de garantie correspondant et exiger par conséquent que les contrôles soient adaptés. Cela impliquerait un nombre de mesures excessivement élevé, avec des coûts totalement rédhibitoires. Ce n’est pas ce que proposent les promoteurs des seuils. Eux veulent le beurre et l’argent du beurre : présenter des chiffres minorés sans les garanties associées.

C’est d’autant plus choquant que le niveau de contrôle actuel n’assure même pas le respect des seuils au niveau du kilogramme ! Les instances qui ont défini les seuils d’exemption ou de libération les ont en effet assortis de dispositions discrètes permettant aux exploitants de conduire leurs vérifications sur des masses bien plus importantes. Le rapport européen RP 114 indique par exemple que l’activité totale des métaux peut être moyennée sur quelques centaines de kg ; celle des gravats sur une masse qui peut atteindre 1 tonne. Il s’agit de rendre les coûts supportables vu les masses d’équipement à contrôler.

En France, les promoteurs du recyclage affirment que, grâce à la fusion, la contamination des déchets métalliques sera parfaitement homogénéisée, mais c’est bien là une partie du problème : une installation de fusion constitue en effet l’outil idéal pour diluer des pièces radioactives non conformes avec du métal non contaminé. Et vu le caractère récurrent des pratiques délictueuses et l’insuffisance des contrôles 10, ce sera du « pas vu, pas pris ». L’ASN elle-même a admis que la dilution était une « pratique difficilement détectable ».

En conclusion

Les failles sont donc nombreuses et susceptibles de se cumuler. Certaines sont amendables, d’autres relèvent de problèmes de fond plus difficiles, voire impossibles, à solutionner. Il est clair, en tout cas, que la correspondance entre les seuils de libération et le critère de dose de
10 µSv/an est loin d’être garantie. La dose pourrait être 3 fois, 10 fois, 100 fois supérieure et certaines configurations pour- raient conduire à des niveaux de risque tout à fait inacceptables.

L’un des plus gros défis est évidemment celui du temps. En France, le démantèlement des installations nucléaires d’ancienne génération devrait s’étendre sur tout le 21ème siècle ; celui du parc nucléaire actuel devrait hypothéquer le 22ème siècle.
Et notre pays n’est pas le seul État nucléarisé. Comment prévoir toutes les situations d’exposition alors que les matériaux contaminés ont vocation à rejoindre le domaine public ? Même en garantissant les premières utilisations (certains évoquent la fabrication de rails, évidemment moins risquée pour la population que celle des voitures), comment maintenir la traçabilité et le contrôle dans le temps ? La période radioactive de l’uranium 238 présent dans les structures d’Eurodif est de plusieurs milliards d’années.

La question du contrôle effectif des installations en charge du traitement et du recyclage des équipements contaminés est tout aussi épineuse. Comment s’assurer de leur conformité aux exigences techniques et aux prescriptions réglementaires ? Les dossiers étudiés par la CRIIRAD mettent régulièrement en évidence l’insuffisance des contrôles : des défauts graves sont découverts avec des années, voire des décennies de retard ! Ils concernent aussi bien la conception que la fabrication ou la maintenance et personne ne sait com- bien d’anomalies passent sous les radars. Sans compter la violation délibérée des procédures et des textes réglementaires. Démunie face aux falsifications, l’Autorité de Sûreté Nucléaire a dû ouvrir un portail pour le signalement des irrégularités mais, vu le sort réservé aux lanceurs d’alerte qui ont dénoncé des scandales sanitaires ou financiers, beaucoup de salariés ne prendront pas le risque.

La dissémination de la radioactivité sera irréversible. Le minimum que l’on puisse exiger est que les décisions soient prises sur la base d’un dossier complet, qui ne dissimule pas les problèmes mais au contraire les expose, et d’une méthodologie qui ne sacrifie ni la protection effective des personnes, ni le capital sanitaire et génétique de la population. Nous en sommes encore très loin.

Corinne Castanier, CRIIRAD

1 - NB : lorsque plusieurs radionucléides sont présents, il faut tenir compte de toutes les contributions.

2 - L’IRSN, qui est l’expert de l’État français, intervient ainsi à la CIPR, à l’AIEA, à l’UNSCEAR, dans les instances EURATOM, etc.

3 - Safety Report 44 : Derivation of Activity Concentration Values for Exclusion, Exemption and Clearance

4 - Selon l’Observatoire de la Qualité de l’Air Intérieur (OQAI)

5 - A. Zeghnoun & al., « Estimation du temps passé à l’intérieur du logement de la population française », Nov. 2008

6 - Directive Euratom /2013/59 fixant les normes de base relatives à la protection sanitaire contre les dangers résultant de l’exposition aux rayonnements ionisants.

7 - La décision est évoquée dans le considérant 37 de la directive 2013/59/Euratom, sans justification ni renvoi à un rapport d’étude.

8 - Il s’agit plus précisément de la dose efficace collective engagée par une année d’exercice.

9 - La dose collective de 1 Sv étant atteinte en multi- pliant 10 µSv par 100 000.

10- Il est d’ailleurs probable que l’installation n’ait même pas le statut INB et échappe ainsi à la surveillance de l’Autorité de Sûreté Nucléaire.

Y a-t-il des déchets nucléaires près de chez vous ?

https://positivr.fr/carte-dechets-nucleaires-greenpeace/

 

 

Publié dans Nucléaire

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M
Juste un commentaire : mettre en avant une grande période radioactive (plusieurs milliards d'années pour l'U-238) n'est pas un argument qui démontre la dangerosité, bien au contraire. La radioactivité (le nombre de rayonnements produits par seconde) est inversement proportionnelle à la durée de vie. l'uranium 238 est plus dangereux chimiquement (comme métal lourd) que du fait de son rayonnement.<br /> <br /> Et un second : pour permettre la comparaison des chiffres de cet article, notre corps est naturellement radioactif, à hauteur d'environ 10.000 Bq, des cendres de charbon peuvent atteindre 10.000 Bq/kg.
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