LA RATIONALITÉ SE TROUVE DU CÔTÉ DE LA REMISE EN QUESTION DU POUVOIR ET DES EXPERTS

Publié le par Résistance verte

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Face à la science institutionnelle, au "progrès" et à la violence d’État comme agents d’un ordre dépassé, la philosophe Isabelle Stengers interroge les nouvelles formes de l’écologie politique et de l’activisme dans l’espace public contemporain.
Isabelle Stengers est docteur en philosophie et enseigne à l’Université libre de Bruxelles. Elle travaille sur l’histoire et la philosophie des sciences, et a notamment écrit Sciences et pouvoir (La Découverte,1997, 2002) et de Une autre science est possible ! Manifeste pour un ralentissement des sciences (La Découverte, 2013
).

Vous avez souvent évoqué la question écologique, et l’« état de guerre » que, dans l’espace public et intellectuel, elle suscite...

Isabelle Stengers. Ce qu’on appelle la Science comme institution se présente au nom des valeurs d’objectivité et de neutralité qu’elle oppose, comme telles, à un public défini comme irrationnel. Ce public devrait, dès lors, accepter que les questions qui le concernent soient arbitrées au nom d’un "bien commun" dont la dite Science prétend détenir les clefs. La Science, prise en ce sens, est liée à une guerre qui ne dit pas son nom. Comme au temps de la colonisation, elle opère une forme de "pacification" : une guerre qui ne connaît pas d’ennemis, seulement des "égarés" à "(ré)éduquer". Elle renvoie la contestation du côté des passions irrationnelles, et dénonce ceux qui "politisent" une question, comme si elle-même se situait hors de l’espace politique et public. La multiplication actuelle des ZAD a, dès lors, un sens éminemment politique et intellectuel. Ceux qui en étaient exclus s’approprient non seulement des moyens concrets d’intervenir, mais s’emparent aussi des questions dont ils n’étaient pas censés se mêler, fabriquent une intelligence collective à leur sujet. Ce que j’appelle, ailleurs, une « intelligence publique des sciences » [1].

Vous dites aussi que l’écologie politique a précisément pour enjeu de résoudre cet « état de guerre »…

S’il importe à l’écologie politique de penser un "état de paix", ce ne saurait être au sens d’un consensus, où il s’agirait de surmonter ce qui nous divise par les seuls moyens du bon sens et de la bonne volonté. La paix n’est possible que comme création. Elle n’exclut pas, mais exige au contraire d’affirmer les divergences, les différences, car c’est la seule manière d’explorer les possibilités d’articulation que j’aimerais appeler « diplomatiques ». C’est en ce sens que l’écologie est immédiatement politique ; l’écologie politique, s’il y en a, est toute entière un art de la diplomatie. Elle se constitue comme une écologie des relations, des pratiques collectives : entre des pratiques de savoir, des types d’activité, d’intelligence collective divergentes, mais capables, éventuellement, de compromis entre elles. Au sens où Emilie Hache parle d’un compromis comme promesse commune, mais promesse de création d’une nouvelle situation politique. Un compromis intéressant est un compromis qui crée de nouvelles relations entre partenaires, autant que de nouvelles formulations des problèmes [2].

Il importe donc de ne jamais séparer science et politique ?

Les deux sont inséparables car une science, pour le meilleur et pour le pire, crée ses propres questions, et ces questions peuvent être, si une situation n’est pas déployée politiquement et publiquement, l’arbre qui cache la forêt. Les questions et les "faits" scientifiques qui leur répondent ne sont pas "hors valeur". Moins que jamais aujourd’hui, où l’innovation et la compétitivité sont le mot d’ordre. Les sciences sélectionnent et ignorent nécessairement certains "faits" en fonction de leurs questions ; elles interprètent et évaluent . En ce sens, la séparation entre faits et valeurs est toujours ruineuse pour quiconque prend au sérieux la démocratie. Sans quoi les scientifiques, devenus des experts, n’ont plus pour raison d’être ou recours que la défense de l’ordre public. Une des choses les plus intéressantes dans le mouvement de lutte contre les OGM, ou à Sivens, réside dans le fait que les activistes ont opposé aux experts non seulement des valeurs, mais aussi d’excellentes raisons "objectives", si l’on veut, de contester les verdicts d’experts qui se sont donnés pour mission de servir l’industrialisation et le "progrès"

Cela signerait la fin de ce que l’on a appelé les Lumières ?

Ou alors le début de la résistance à une science qui, au nom de la raison, se fait l’instrument d’une domestication opérant au nom de l’ordre public, et visant à étouffer, réduire les différences et les différends constitutifs de l’espace public. L’affaire de Sivens a montré où cela peut mener : des experts, tout sauf neutres et objectifs, mais livrés à des conflits d’intérêt ; une expertise qui se protège de tout questionnement public, quitte à faire appel à l’ordre public de manière paramilitaire. De même, dans l’affaire de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. L’intervention des activistes nous a offert une formidable leçon de chose politique : la rationalité se trouve en fait du côté de la remise en question du pouvoir et des experts. Comme nous l’avaient déjà appris Foucault, puis Act-Up dans son sillage, si on peut parler de rationalité c’est dans ces événements publics où la rationalité s’exerce dans une forme de résistance, de rétivité face au pouvoir et ses processus de légitimation, souvent fort peu scientifiques et rationnels en vérité.

Il importe, également, de ne pas séparer mouvements sociaux et écologistes ?

Félix Guattari avait rêvé, dans Les trois écologies, d’une convergence entre ce qu’on appelait alors les "rouges" et les "verts". C’est bien ce qui est en train de se concrétiser autour des ZAD. La mort de Rémi Fraisse, le fait qu’il ait été un jeune écologiste, oblige à reconsidérer des catégories imposées, qui séparaient mouvements sociaux et mouvements écologistes. Ce drame coalise des gens venus d’horizons très différents, donne "consistance" à des alliances sans, pour autant, qu’il soit nécessaire d’imposer, d’en haut, une convergence des luttes. Plutôt que de parler de convergence, je préfère parler de consistance, au sens où Deleuze parlait d’un mur de pierre sèches, qui "tient" parfaitement sans ciment. C’est ce type de murs, de résistances collectives qu’il importe de construire, qui passent, là encore, par des compromis qui sont tout sauf des compromissions, des reniements de nos différences, de nos aspérités. Ces compromis créent en effet de nouvelles relations, transversales, qui passent aussi par des nouvelles manières de vivre, des nouvelles techniques de négociation. La pensée d’État et le capitalisme ont déshonoré ces mots, il faut nous les réapproprier, nous réapproprier leur sens inventif et affirmatif.

Mais les mouvements sociaux n’excluent pas toujours une forme de violence. Quand les mouvements écologistes se sont toujours voulus non-violents…

Je m’inscris plutôt dans une tradition de la non-violence, de la désobéissance civile venue des États-Unis, à travers la pensée pragmatique et le mouvement des droits civiques. La non-violence n’est pas une valeur morale, mais stratégique et pragmatique. Et là encore, nous pouvons imaginer de nouvelles alliances, de nouveaux agencements, éviter que des activistes lancent des briques en direction des forces de l’ordre par-dessus les têtes d’activistes pratiquant des sit-in pacifiques ! La question n’est pas de choisir entre violence et non-violence mais de fabriquer, ici encore, des compromis intelligents, de créer assez de confiance pour ne pas se laisser diviser. Quoi qu’il en soit, je ne dénoncerai jamais la violence des activistes, s’il s’agit de justifier ou de ratifier une perception différentielle de la violence : l’une légitime (la violence d’État), l’autre illégitime (la violence des activistes). Non seulement celles-ci sont évidemment tout à fait inégales en puissance, mais elles sont d’une autre nature. Tout, ici, est affaire d’évaluation, de dosage, de pharmacologie (le pacifisme peut être une manière de se laisser anesthésier, et la violence, une addiction).

Si les mouvements des femmes ont à jouer un rôle, c’est en ce sens ?

Je ne suis pas essentialiste, mais par situation, les femmes se sont retrouvées écartées des grands emportements, des grandes causes, des grandes mobilisations légitimes réservées aux hommes. Elles y ont acquis un art du langage, de la négociation, du pragmatisme, de la déloyauté oserais-je dire. Or je crois que cette déloyauté envers les grandes causes, les grands mots et les grands récits est justement une vertu qu’il importe de cultiver, dès lors que l’on tend à s’enfermer dans des impasses, des situations de blocage. Le rire, les mots de dédramatisation, qui lèvent les crispations, les cramponnements à des positions intenables, sont les grandes armes des femmes. Les mots sont les amis des femmes, et les femmes aiment les mots, y compris ceux qui trahissent les grands mots. L’éco-féminisme, c’est aussi le souci de ce qu’on pourrait appeler une forme de spiritualité, qui est tout sauf un spiritualisme, puisqu’elle s’enquiert des relations entre vivants, entre modes de vie divergents. Cette liberté des femmes crée chez beaucoup un sentiment d’illégitimité, d’insécurité. J’aime le mot de Virginia Woolf, « nous devons penser », c’est-à-dire cultiver la perception de ce qui est fragile, précaire, jamais innocent. Et savoir en rire, ensemble ; c’est toujours le cas lorsque les femmes (et les hommes) se découvrent engagé-e-s dans ce que Deleuze appelait un « devenir-femme », qui est d’abord un « devenir-vivant ».

Notes
[1] Une autre science est possible !, d’Isabelle Stengers, La Découverte.
[2] Ce à quoi nous nous tenons, propositions pour une écologie pragmatique, d’Emilie Hache, La Découverte.

http://www.regards.fr/web/article/isabelle-stengers-la-rationalite

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