DÉCHARGES D'ARMES CHIMIQUES EN MER
Des décharges d'armes chimiques au large des côtes françaises :
une "bombe à retardement"
PREMIÈRES IMMERSIONS DANS LES ANNÉES 1920
Ces munitions chimiques ou conventionnelles enfouies sous la surface des mers représentent « une bombe à retardement », selon l’Organisation non gouvernementale (ONG) de défense des océans, Sea Shepherd. C’est pour elle une « catastrophe sans précédent ».
À l’issue des deux Guerres mondiales, les belligérants se sont servis de la mer comme d’une poubelle pour se débarrasser d’armes hautement toxiques. « Il y a eu plusieurs centres de dépôts en France après la Première Guerre mondiale. Il y avait des quantités hallucinantes d’obus qui se retrouvaient dans des granges, avec des fuites, des accidents, des explosions. Dès 1917-1918, il a fallu prendre des mesures d’urgence. La meilleure solution a été trouvée de les noyer en mer », explique Jacques Lœuille, réalisateur du documentaire Menaces en mers du Nord.
Les armes chimiques sont utilisées pour la première fois en 1915, lors de la Première Guerre mondiale. Il s’agissait du gaz chloré, sur la bataille d’Ypres, en Belgique.
En 1917, arrive le gaz moutarde. Il sème la terreur. « Le 11 novembre 1918, la guerre s’arrête, mais les usines continuent de fonctionner à plein régime pendant quelques semaines. Par ailleurs, on a des stocks gigantesques de munitions chimiques et au début des années 1920, on ne sait pas trop quoi en faire. C’est à ce moment-là, qu’on commence à se poser la question de les immerger. Ça a été une solution pragmatique à une époque où l’environnement tout le monde s’en fichait », explique Olivier Lepick, chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique, spécialiste des armes chimiques.
"Les agents neurotoxiques et de nombreux autres agents s'hydrolysent ou se décomposent et se dissolvent une fois qu'ils entrent en contact avec l'eau, et sont donc rendus inoffensifs dans un délai relativement court. Le gaz moutarde, lui, est insoluble dans l'eau. La plupart des blessures qui se produisent lorsque des pêcheurs entrent en contact avec des munitions chimiques rejetées en mer résultent de gaz moutarde."
Olivier Lepick, spécialiste des armes chimiques.
L’ypérite a été « l’agent de choix de la plupart des programmes militaires chimiques dans l’entre-deux guerre, jusqu’à ce qu’on trouve les neurotoxiques », souligne Olivier Lepick. Cette découverte résulte d’un programme civil de l’entreprise Bayer : des scientifiques ont découvert en 1934, « une famille de neurotoxiques particulièrement diaboliques », parce qu’« en termes de toxicité ces agents sont mille fois plus toxiques que les agents utilisés pendant la Première Guerre mondiale », certifie le spécialiste.
Selon l’association environnementale Robin des bois, « 6 % des armes tirées pendant la Grande guerre étaient chimiques ».
En revanche, alors que les nazis disposaient d’un stock considérable, les armes chimiques n’ont pas été utilisées durant la Seconde Guerre mondiale. Après leur victoire, les Alliés ont décidé de faire comme en 1920 : tout déverser dans les mers et océans. Des navires entiers, chargés de munitions, sont sabordés, coulés. « Les Américains n’allaient pas ramener des déchets, donc ils ont rempli des navires de guerre et ils les ont coulés », indique le réalisateur Jacques Loeuille.
DES PRODUITS FAITS POUR DÉTRUIRE TOUTE VIE
La crainte des scientifiques et associations est que « ces armes conventionnelles ou chimiques, rongées par la corrosion, [libèrent] dans l’eau des substances nocives telles que le plomb, mercure, gaz et liquides toxiques, nitrates ou phosphore » et « sans action de dépollution, des scientifiques prédisent un désastre environnemental », insiste Sea Shepherd.
La Convention du milieu marin Ospar a recensé 148 décharges dans le nord-est de l’océan Atlantique. « Les parties contractantes disposent de chaînes d’alerte par lesquelles les pêcheurs et autres utilisateurs de la mer et du littoral peuvent aisément signaler à une autorité ou à un organisme compétent toutes les découvertes de munitions en mer ou sur la côte », précise le secrétariat de la convention Ospar.
Rien qu’en mer Baltique, Ospar estime qu’il y a environ 40 000 tonnes d’armes immergées. Selon Sea Shepherd, « 16 % de ces substances toxiques suffiraient à éliminer toute vie dans cette mer quasiment fermée ».
En mer du Nord, l’estimation porte sur 300 000 tonnes d’armes. Combien le long des côtes françaises ? Impossible à définir. « Je n’ai pas d’estimation, mais c’est sans doute du même ordre de grandeur pour la façade Atlantique et en Méditerranée. C’est considérable ! Ce problème est mis sous le paillasson et va finir par péter », prévient Charlotte Nithart de l’association environnementale Robin des bois qui bénéficie du statut d’observateur à la convention Ospar. Pour Charlotte Nithart, « plus on attend, plus ces munitions se disloquent et plus le problème est imminent : contaminations de la chaîne alimentaire, des sédiments, des eaux de baignade… »
Selon Charlotte Nithart, de Robin des bois, on ne pourra certainement jamais établir un « inventaire exhaustif » des zones d’immersion. De nouveaux sites sont découverts lors de recherches pour des projets économiques.
« C’est ce qui s’est passé en Baltique avec le projet Northstream [gazoducs reliant la Russie à l’Allemagne, NDLR], pour éviter que le pipeline passe à côté de ces zones. Il y a des recherches en France quand vous avez des dragages, des approfondissements et extensions de port, des usines éoliennes offshore, indique Charlotte Nithart. C’est pour ça, qu’au moment de port 2000 au Havre (Seine-Maritime), 2 000 munitions avaient été repérées. Après la guerre, beaucoup de munitions ont été jetées par-dessus la digue. Ils ne pensaient pas que 50 ans plus tard, il y aurait ce projet. »
https://actu.fr/normandie/le-havre_76351
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LA FOSSE DES CASQUETS, LA SACRIFIÉE
Il est un lieu emblématique de cette pratique dévastatrice : la fosse des Casquets, située au large du cap de La Hague. « Dès que l’on partait aux abords de la fosse, on savait qu’on allait remonter de la merde (sic). »
Ce territoire sacrifié, profond de 160 mètres seulement, a aussi été le déversoir de munitions chimiques : 12 navires qui contenaient 70 tonnes de munitions chimiques ont été immergés. L’endroit a aussi servi de décharge pour les déchets nucléaires français.
L’IMMERSION DES ARMES DE NOUVEAU AUTORISÉE
Malgré les demandes des associations comme Robin des bois, il y a fort à parier qu’il n’y aura jamais de dépollution de ces sites. Ospar écrivait dans un rapport en 2010 : « L’assainissement des décharges d’armes chimiques marines et de munitions est techniquement difficile en raison de la nature des matériaux déversés et de l’incertitude entourant les quantités, le type, les emplacements et l’état actuel ou la stabilité de ces matériaux. »
https://www.ospar.org/documents?v=7258
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On pourrait penser que ces « pratiques scandaleuses d’un autre âge » seraient définitivement abolies, mais il n’en est rien. En 2003, le code de l’environnement a réintégré l’autorisation d’immerger des munitions « ne pouvant être éliminées à terre sans présenter des risques graves pour l’homme ou son environnement ». Cela représente « un important recul », se désole Charlotte Nithart. D’autant que pour la directrice de Robin des bois, une munition conventionnelle ou chimique présente toujours des « risques graves ».
https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000006833335/2021-08-25
Enquête réalisée par Raphaël Tual,
Thibaud Delafosse (Presse de la Manche)
Florian Tiercin (actu Morbihan).
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