URGENCE SANITAIRE ET TECHNOLOGIES SÉCURITAIRES

Publié le par Résistance verte

 

En choisissant une approche répressive de la lutte contre le coronavirus, les pouvoirs publics ont réduit à la portion congrue l’idée même de politique sanitaire. Ils ont marginalisé le traitement social de la pandémie et encouragé un juteux marché de la surveillance numérique. Prétendument efficace, cette vision acclimate des pratiques intrusives dans la vie privée grâce aux technologies mobiles.

Pour faire face à la pandémie de Covid-19, en Australie-Occidentale, le gouverneur reçoit autorité pour imposer des bracelets électroniques aux personnes potentiellement infectées par le coronavirus et placées à l’isolement. En Chine, la température corporelle des livreurs de plats cuisinés apparaît en même temps que leur géolocalisation sur le smartphone des destinataires, lesquels sont également suivis à la trace pour évaluer leur risque de contagiosité et en déduire un code de couleurs qui conditionne l’accès aux lieux de travail, aux transports ou aux zones résidentielles (lire l’encadré page 39). Au travers d’une application installée sur leur portable, les résidents polonais placés en quarantaine doivent s’authentifier auprès de la police en envoyant régulièrement un auto-portrait numérique (selfie) pris dans leur intérieur. Quant à la Nouvelle-Zélande, la police y a lancé une plate-forme numérique de délation, invitant les citoyens à signaler les entorses aux mesures de confinement dont ils seraient témoins.

Les noces de la santé publique et de la raison d’État ne datent pas d’hier. Mais, à l’ère de la mondialisation, les atteintes à la liberté de mouvement ne s’appliquent plus seulement à l’échelle locale mais à la planète entière. Pris de court, les dirigeants se livrent à une surenchère technologique et sécuritaire, reprenant à leur compte les stratégies expérimentées par les autorités chinoises dès le mois de février 2020. Qu’il s’agisse de modéliser la propagation de l’épidémie et les déplacements de la population, de localiser des individus ou de retracer leurs interactions sociales pour détecter de nouvelles contagions, les États et leurs partenaires privés légitiment des dispositifs jusqu’ici réservés au contrôle social et à l’identification des déviants. Comme le résume Mme Chen Weiyu, une jeune habitante de Shanghaï, avant le coronavirus « la surveillance était déjà partout » ; l’épidémie n’a fait que la rendre « plus prégnante encore » (1).

Si tant est que cet état d’exception soit un jour levé, les historiens de la période actuelle s’étonneront peut-être que les gouvernements aient songé à contraindre, ou à encourager dans le cas de la France, l’ensemble des populations à porter l’équivalent du bracelet électronique, au travers des smartphones et d’une application de traçage (backtracking) conservant l’historique des contacts physiques de chaque individu. La sophistication totalitaire d’un tel procédé aurait fait pâlir d’envie les régimes les plus paranoïaques du XXe siècle ; aucun n’avait d’ail- leurs jamais osé l’imposer.

L’argument des dirigeants actuels évoque l’éternelle justification des despotes : « C’est pour votre bien. »

Pourtant, l’efficacité réelle de ces mesures visant à prévenir les utilisateurs de risques d’infection et à retracer les chaînes de contamination n’est nullement certaine, surtout si elles ne sont qu’optionnelles. Au vu des études relatives à ces projets, des gouvernements seront tentés de les rendre obligatoires et d’identifier des individus à risque afin de les placer en quarantaine (2). En outre, comme l’a fait observer Susan Erik- son, professeure en sciences de la santé à Vancouver, « le risque existe que l’approche technologique conduise à se détourner de stratégies plus fondamentales et plus essentielles dans la gestion des crises sanitaires (3) ». Selon elle, ce « solutionnisme technologique » fit perdre un temps précieux lors de l’épidémie du virus Ebola qui frappa l’Afrique de l’Ouest en 2014 (4).

Google et Apple ont accepté de travailler avec les autorités pour mettre au point les solutions de traçage des individus.

La course frénétique aux données représente en revanche une aubaine pour les grandes multinationales du numérique. Fin mars 2020, aux États-Unis, l’administration Trump entamait des pourparlers avec Google, Facebook et plusieurs de leurs concurrents afin de mobiliser dans la lutte contre le virus leurs vastes stocks de données. Exposés depuis plusieurs années à un feu roulant de critiques, les fers de lance du capitalisme de surveillance trouvent dans la crise l’occasion de légitimer leurs modèles économiques toxiques tout en se repositionnant comme les partenaires naturels des États dans la gestion de la santé publique. Google et Apple, qui gèrent les systèmes d’exploitation de la quasi totalité des smartphones en circulation, ont par exemple accepté de travailler avec les autorités pour mettre au point les solutions de traçage.

NOUVEAUX PARTENARIATS

Cet épisode leur fournit également l’occasion de sceller de nouveaux partenariats avec les institutions sanitaires dans le but de développer des outils de traitement de données de masse et de piloter au mieux l’affectation des ressources hospitalières, réduites comme peau de chagrin à force de coupes budgétaires. Le phénomène est désormais bien établi : à travers l’évasion fiscale, le big data contribue à l’affaiblissement des services publics et se nourrit de l’austérité. Le 28 mars, le National Health Service (NHS) britannique annonçait le lancement d’un consortium réunissant Google, Amazon et Microsoft. L’ensemble est chapeauté par Palantir, une entreprise californienne spécialisée dans l’analyse de données et connue pour ses liens avec la Central Intelligence Agency (CIA) ou encore sa collaboration avec les services de l’immigration américains dans la répression des sans-papiers. En dépit du soudain retour en grâce de l’État et des promesses de financement des systèmes de santé, la pandémie pourrait approfondir les logiques gestionnaires et la sous- traitance d’activités de première importance aux industries numériques.

PUBLICITÉ À GRAND SPECTACLE

Les grands opérateurs télécoms tirent également leur part du gâteau. Outre les for- faits vendus à prix d’or aux clients des zones mal desservies, l’urgence sanitaire offre une publicité à grand spectacle à leurs outils d’analyse des données de géolocalisation des téléphones portables – des outils à la légalité douteuse qu’ils tentent depuis des années de commercialiser auprès des collectivités locales dans le cadre de projets de « villes intelligentes ». Dès le début de l’épidémie, les opérateurs publiaient des mesures agrégées permettant de représenter les déplacements de la population, notamment des Parisiens vers leurs résidences secondaires.

En France, les autorités et les médias ont utilisé ces statistiques pour dénoncer le non-respect du confinement dans le domicile principal et pointer du doigt les brebis galeuses qui ne respecteraient pas leur assignation à résidence. Accompagnées d’images de gares bondées, elles ont également participé à légitimer un déploiement inédit de forces policières, assorti de centaines de milliers de verbalisations, de nombreux cas de violences et d’un recours assumé aux nouvelles technologies de contrôle. Ainsi, l’usage des drones, en vogue depuis quelques années pour la surveillance des manifestations mais resté jusqu’ici relativement limité, se généralise à la faveur de la crise dans un flou juridique total. Pilotés à distance et équipés de haut-parleurs ou de caméras, souvent loués au prix fort à des sociétés privées, ces aéronefs vrombissants diffusent des messages préventifs ou surveillent les rues et les espaces naturels, permettant ensuite aux patrouilles au sol d’appréhender les badauds en état d’infraction. Le ministère de l’intérieur a profité de la situation pour lancer en avril 2020 un appel d’offres portant sur 650 appareils (5).

La police peut également compter sur une myriade d’entreprises spécialisées dans le marché florissant du contrôle sécuritaire des « villes intelligentes ». En France, la start-up Two-i propose aux forces de l’ordre de tester gratuitement ses algorithmes destinés à l’analyse en temps réel des gigantesques f lux de données issus des parcs de vidéosurveillance. Il s’agit notamment de détecter les infractions aux règles de distanciation sociale : « Notre technologie est en capacité de repérer les attroupements, ce qui permet ensuite aux forces de l’ordre de faire de la prévention », explique son cofondateur Guillaume Cazenave, qui laisse aux policiers le soin de franchir le pas qui sépare la prévention de la répression (6).

Le tableau de cette atteinte aux libertés publiques assistée par ordinateur serait incomplet sans une technologie qui, il y a encore peu, symbolisait la société de surveillance chinoise : la reconnaissance faciale. Au début de l’épidémie, le secrétaire d’État au numérique, M. Cédric O, grand promoteur de cet outil, estimait qu’il était de nature à « apporter un certain nombre de bénéfices, à la fois dans l’ordre public mais également dans la gestion de maladies (7) ». L’affaire est entendue : la prolifération de la surveillance biométrique se nourrira désormais de considérations sanitaires.
Crise après crise, à l’ombre de la raison d’État et des partenariats public-privé, la société sécuritaire prospère et installe de nouvelles entraves aux tentatives de trans- formation sociale.

FÉLIX TRÉGUER
Chercheur, membre de La Quadrature du Net.
(Manière de voir 182)

(1) Citée par The Guardian, Londres, 9 mars 2020.

(2) Luca Ferretti et al., « Quantifying SARS-CoV 2 transmis- sion suggests epidemic control with digital contact tra- cing », Science, Washington, DC, mars 2020.

(3) Susan L. Erikson, « Cell phones ≠ self and other problems with big data detection and containment during epi- demics », Medical Anthropology Quarterly, vol. 32, no 3, sep- tembre 2018.

(4) Lire Evgeny Morozov, « Covid-19, le solutionnisme n’est pas la solution », Silicon Circus, 5 avril 2020.

(5) Avis n° 20-51 423, Bulletin officiel des annonces des marchés publics, Paris, 15 avril 2020.

(6) Le Journal des entreprises, Nantes, 25 mars 2020.

(7) Cité par Liberation.fr, 13 mars 2020.

 

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