UNE CIVILISATION DE TOXICOS
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Alerte ! Alerte ! Nous vivons dans un monde peuplé de drogué*es ! Il suffit de lever un peu les yeux pour s’en rendre compte. Notre smartphone nous rend plus accros qu’une cigarette ou un verre. Et les choses empirent année après année...
Autre certains aspects tels qu’une obligation professionnelle ou une situation personnelle particulière, la principale difficulté à surmonter pour se débarrasser de son ordiphone est de vaincre son addiction. Car addiction il y a ! Elle est même savamment orchestrée par les concepteurs d’applications, qui font appel à des neuroscientffiques afin d’exploiter des vulnérabilités du cerveau humain et pousser leurs victimes à passer de plus en plus de temps sur leurs plateformes (Lire le dossier de L’âdf n°165 sur l’attention).
L’objet lui-même propose de répondre à presque tous les petits désagréments de la vie : besoin imprévu d’une lampe torche ? Envie subite de poster une photo de soi-même pour rappeler au monde à quel point on a un beau visage ? Irrépressible désir de parler à quelqu’un parce que la solitude est devenue insupportable ? Le smartphone est aussitôt dégainé pour soulager les frustrations et faire disparaître les peurs. Au moindre stress (croiser le regard de l’autre, par exemple) les smartiennes se réfugient dans leur douillet petit cocon numérique, bien à l’abri du monde réel. Le smartphone augmente ainsi, jour après jour, son emprise sur son « propriétaire » - lequel est finalement possédé autant qu’il possède.
Un grand fumeur ne sortira jamais de chez lui, même pour dix minutes, s’il n’a pas son paquet de tabac dans la poche. C’est une règle assez générale qui résulte du phénomène d’addicIon. Maintenant, imaginons un peu que nous arrêtions les 100 premières personnes de plus de quinze ans que nous croisons dans la rue : combien n’auront pas leurs ordiphones sur elles ? Le résultat sera proche de zéro. Conclusion : nous sommes une civilisation de drogué-es ! Tous et toutes toxicos. Le cauchemar.
UN DEALER DANS CHAQUE POCHE
Tu me diras, un portable, c’est justement fait pour pouvoir sortir avec - quoique les trois quarts des usages du mobile se font, paradoxalement, à domicile (1). Admettons tout de même l’idée. Ça ne suffit pas à expliquer qu’à peu près tous les adultes présents a 1 instant T dans les rues de Paris, Villeurbanne et Château- Arnoux-Saint-Auban ont le leur en poche. Car on n’attend pas toujours un appel important, on est normalement en mesure d’aller acheter le pain sans le GPS de son ordiphone et on peut attendre quelques heures avant d’apprendre sur un réseau « social » que sa copine Cynthia a mangé une salade César. Peut-on encore passer plus de 10 minutes sans sa béquille numérique sans tomber à la renverse ? Telle est la (vraie) question.
Écoutons le professeur Daniele Zullino, chef de service d’addictologie aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG) : « Aujourd’hui, l’addiction à Internet, véhiculé par les tablettes ou les smartphones, est le motif numéro un des consultations chez les jeunes dans le service d’addictologie des HUG, devant le cannabis et l’alcool. On retrouve les mêmes changements neurobiologiques que dans l’addiction à l’alcool ou à la cocaïne. Or, contrairement à ces drogues, Internet propose des stimuli de manière concentrée, rapide et toujours disponible. En matière de dépendance, c’est beaucoup plus efficace et pernicieux que l’héroïne. » (2) Le narcotrafiquant- mexicain El Chapo se croit malin ? Il n’arrive pas à la cheville de Steve Jobs ! Car ce dernier a réussi à installer un dealer dans la poche de chacune de ses victimes, avec de la drogue à volonté, et la possibilité d’interpeller son client toxico des centaines de fois par jour à l’aide de sonneries, vibrations, notifications diverses : « pssst, tu veux une petite dose ?! Allez, c’est gratos ! »
En France, les homo-ordiphonicus (84 % de la population de plus de 12 ans) passent en moyenne 3 h 30 par jour devant leur petit écran personnel, et consultent leurs précieux 221 fois par jour, soit environ toutes les 5 minutes, à peine, en considérant qu’on dort (encore) 7 heures par nuit. Et ce n’est qu’une moyenne... Les plus accrocs touchent leur écran 2617 fois par jour, soit environ toutes les 30 secondes, de jour comme de nuit. Car certain-es n’osent même plus éteindre leur machin pour roupiller un peu. Ainsi, 28 % des 18-34 ans interrogé-es par l’Institut national du sommeil et de la vigilance (INSV) affirment être réveillé-es chaque nuit, au moins une fois, par la sonnerie de leur téléphone, par un SMS ou d’autres annonces sonores.
UNE DÉLIVRANCE
Bruno Patino est directeur d’Arte France, prof à Sciences Po et auteur de deux livres à succès sur l’addiction au numérique (3). Il n’est donc pas le moins bien informé sur le sujet. Invité sur France Inter, il a pourtant avoué son incapacité à se délivrer de son smartphone, malgré plusieurs années de tentatives diverses : « je le mets loin... et puis j’ai envie d’aller le voir. Je l’éteins... et puis je le rallume. Je le pose écran face contre la table... et puis je le retourne. Je le mets sur silencieux et puis du coup je le regarde trois fois plus parce que je me dis qu’il a dû se passer quelque chose... » Au final, reconnaît le malheureux toxico, « j’essaye d’y arriver, et je n’y arrive pas. »
L’euphorie des débuts semble désormais dépassée : « Il me pique tout mon temps », « je ne lis plus de livre », « dès que je me réveille, je ne peux pas m’empêcher de l’allumer », « je n arrive plus à me concentrer plus de 5 minutes », «je ne suis plus jamais tranquille »... Passé le temps de la fascination devant cet objet aux incroyables capacités techniques, est venu le temps de l’asservissement, de plus en plus pesant, de plus en plus visible. Heureusement, tout le monde n’est pas aussi intoxiqué que Bruno Patino. Je peux en témoigner : autant l’arrêt de la cigarette a été un chemin de croix, autant l’abandon du smartphone, il y a plusieurs années de ça, a été une partie de plaisir, et même une délivrance. En relevant la tête, on réalise que, loin de nous faire gagner du temps, le smartphone colonise le moindre espace-temps disponible et nous place dans une situation d’urgence permanente. S’en débarrasser, c’est donc gagner en qualité de vie et retrouver plusieurs heures par jour à consacrer aux siens ou à des activités qui, quelles qu'elles soient, seront généralement plus enrichissantes et satisfaisantes que n’importe quelle appli. On peut même de nouveau rester seul-e quelques instants. Et même dans le silence. Et même à ne rien faire d’autre que de laisser son esprit vagabonder. Le pied.
Nicolas Bérard
L'âge de faire
1. Stéphen Kerckhove, Le meilleur des e-mondes. Rue de l’échiquier.
2. Ghislaine Bloch, Le smartphone, une drogue qui touche surtout les enfants. Le Temps, 1er février 2018.
3. La civilisation du poisson rouge et Tempête dans le bocal, éd. Grasset.
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