DU SILEX AU SILICIUM

Publié le par Résistance verte

 

DES CARRIÈRES AUX DÉPOTOIRS
EN PASSANT PAR NOS SMARTPHONES


« Du silex au silicium », on connaît ces triomphales trajectoires que les communicants des sciences et technologies, et autres apologistes du progrès industriel, ont coutume de projeter dans leurs livres, expositions, films, conférences, etc. Ces trajectoires se prolongeant vers un infini futur et merveilleux sur l’écran de leurs PowerPoints, grâce à la Transition, qui, pour être « écologique », ne peut être que « numérique ».
C’est du moins ce que nous disent nos technologistes Verts, Yannick Jadot, candidat EELV aux présidentielles, Guillaume Gontard, sénateur Vert de l’Isère, Jean-Luc Mélenchon,  « planificateur  écologique »,  également  candidat  aux  présidentielles,  ou encore André Chassaigne, député communiste du Puy de Dôme, dont nous rapportons ici les propos.
Ces insanités ne peuvent se proférer qu’à la condition d’ignorer ce qu’est réellement et concrètement le cycle du silicium dont nous traçons ici l’esquisse sommaire.

Qu’est-ce que le silicium ? D’où et comment est-il extrait ? Et pour quel usage ? Que deviennent les paysages d’où on l’arrache ? Comment est-il transformé ? Dans quelles métropoles et smart cities ? (Oui, Grenopolis, entre autres). Et pour produire quels « objets connectés » (« intelligents », « smarts »), quels humains, logements, villes, monde, tous connectés les uns dans les autres ? Et que deviennent ces choses, organiques ou artificielles, mais toutes connectées ? A quoi leur sert, et que leur fait leur interconnexion générale ? Et quelle est leur durée d’usage ? Et pourquoi ? Et après ? – comme disent les
enfants – que deviennent ces milliers de tonnes de déchets électriques et électroniques ? Où les envoie-t-on ? Qu’en fait-on ? Qui y travaille ? etc.
Attention, ce texte contient des éléments susceptibles de heurter la sensibilité de nos lecteurs woke, « décoloniaux », « intersectionnels », et connectés. Mais quoi, « c’est à ce prix, dit le gosse du Ghana, que vous avez des smartphones en Europe ».

Soudain, le monde manque de puces. Le marché automobile européen s’écroule. Stellantis et Renault arrêtent des usines. La production d’électroménager ralentit : pénurie de lave-linges et de frigos. Apple ne fournira pas les 90 millions d’iPhone 13 promis pour les fêtes. On va manquer de jouets pour Noël. Tant mieux. « N’achetez rien. Déconnectez-vous (1) ».
La faute au Virus, mais pas seulement. Les cours des matières premières, la structure des marchés, les tensions géopolitiques et commerciales, la météo même, tout concourt à perturber la production des semi-conducteurs. Voilà qui tombe mal, les puces électroniques, 4e produit le plus échangé au monde, devaient nous sauver du chaos climatique et écologique grâce à la Transition.  On  se  souvient  à  cette  occasion  que  la  « dématérialisation »  est  plus  qu’une antiphrase : une escroquerie. Pour rendre nos vies et nos corps virtuels, il faut beaucoup de matière. Pour « décarboner » l’économie, il faut beaucoup d’énergie.

Nos lecteurs savent cela depuis Le téléphone portable, gadget de destruction massive, publié sur notre site en 2005 et en librairie en 2008 (2). Mais l’actualité nous y ramène, et il paraît qu’un message doit être répété plusieurs fois pour être entendu. Voici donc l’histoire du silicium.


LES VALLÉES DU SILICIUM

Au cas où cela vous aurait échappé, la Silicon Valley doit son nom au silicium, le matériau fondamental de l’industrie informatique. C’est un journaliste, Don Hoefler, qui lança l’appellation dans les années 70, après l’avoir entendue d’un publicitaire. Auparavant, la région s’appelait « Valley of Heart's Delight », en référence à ses myriades de vergers débordant de fruits.  Les  ingénieurs  grenoblois  ont  copié  l’idée,  transformant  le  Grésivaudan,  « verger magnifique [aux] vignes courant en feston entre les arbres fruitiers (3) » (Vidal de la Blache), en « Silicon Valley française ». Ce qui ne détruit pas seulement le paysage, mais ses paysans et leur mode de vie. Ils produisaient des fruits, des légumes, du vin et du fromage, nous mangerons des puces.

Nul ministre en visite à Grenoble ne manque le détour par la « Silicon Valley française », chez
STMicroelectronics, géant européen des semi-conducteurs, ni chez son voisin Soitec, leader du
« silicon on insulator » (silicium sur isolant), présent dans chaque smartphone. Ces « licornes »
de notre R&D à qui la technocratie a confié la résolution de la crise climatique, la croissance de notre économie et la révolution de nos vies.

A l’instar de Thierry Breton, l’actuel commissaire européen au numérique, de passage le 21 juillet 2021,  nos personnalités ne manquent jamais de célébrer « un écosystème impressionnant (4) » - entendez la liaison recherche-université-industrie-pouvoirs publics. Tous feignent d’ignorer le fondement matériel de cet écosystème : les matières premières. Comme si la vie virtuelle qu’ils promeuvent fonctionnait hors de la réalité matérielle. Il leur suffirait pourtant de se rendre à 35 km de là, à Livet-et-Gavet dans la vallée de la Romanche, où FerroPem produit du silicium métal. Mais le décor se prête moins aux photos publicitaires.

La vie connectée des Smartiens dépend des semi-conducteurs. Sans eux, plus un véhicule ne roule, plus un hôpital n’accueille de patients, plus une ampoule ne s’allume, plus une information ni un touitte ne circule. Tout s’arrête.
Comme son nom l’indique, un semi-conducteur est un élément ou un composé chimique qui peut conduire l’électricité dans certaines conditions et non dans d’autres. On peut donc en faire un interrupteur marche/arrêt, utile pour effectuer des calculs. C’est le fondement de l’informatique. Le silicium est le plus utilisé pour la fabrication des puces électroniques, pour ses propriétés semi-conductrices et son abondance. Mais l’industrie microélectronique utilise aussi le germanium, l’arséniure de gallium, le carbure de silicium et récemment le nitrure de gallium.

ÉVENTRER LA TERRE

Le silicium constitue un quart de la croûte terrestre, le plus souvent sous la forme de silice, ou dioxyde de silicium, un minéral composé d’un atome de silicium et de deux atomes d’oxygène. Le mot, lui, vient de silex, une roche siliceuse. La trajectoire qui nous a menés de l’âge de pierre à la civilisation du silicium était-elle inéluctable ? Une chose est sûre : entre l’outillage des hommes préhistoriques et le macro-système cybernétique des Smartiens, le changement d’échelle a produit un changement de nature (si on ose dire), qui obère aujourd’hui la poursuite de la trajectoire.

En 2017, 35 à 40 milliards de tonnes de matériaux silicatés ont été extraits du sol, soit trois fois plus que tous les combustibles fossiles. Parmi ces matériaux, c’est le quartz, une forme cristalline de la silice, qui intéresse l’industrie microélectronique. Vous avez sûrement déjà vu des cristaux de quartz, en montagne, dans les magasins de minéraux ou en bijoux, avec leurs pointes translucides ou laiteuses en forme de pyramide, ressemblant à du verre. Et si vous avez plus de 50 ans, vous vous souvenez des « montres à quartz » qu’arboraient les gens modernes des années 70. C’était le même quartz, déjà recherché pour ses qualités particulières.
Le premier producteur mondial en est l’Américain Sibelco, implanté sur cinq continents. On ignore quelles sont les réserves mondiales de quartz, mais les carriers français (Colas, Imerys) promettent d’assurer « plusieurs décennies » au niveau de production de 2019, grâce aux trous creusés dans l’Allier, la Dordogne, le Lot (5). D’ici là, les ingénieurs trouveront bien d’autres matériaux à extraire sous terre et sous mer.

Pour produire des objets connectés, de l’« énergie renouvelable » solaire et des véhicules « propres », il faut défoncer la Terre avec des engins lourds, de la dynamite, du gasoil et beaucoup de poussière. Les particules nanoscopiques de silice rongent les poumons des mineurs. La silice, cancérogène reconnu, provoque la silicose comme le charbon. Mais pas de nostalgie minière, il faut mourir avec son temps.

Comme le note un rapport de France Stratégie titré La consommation de métaux du numérique : un secteur loin d’être dématérialisé : « Une grande partie de l’énergie et de l’eau du numérique est donc consommée au stade de l’extraction et de la production des matières premières nécessaires à la fabrication des équipements (6) ».
Les carrières contribuent à la déforestation et à l’érosion des sols, elles polluent et acidifient l’eau, en consomment d’énormes quantités et laissent, une fois la croûte terrestre dévorée, un paysage de désolation derrière elles. Qu’à cela ne tienne, UrbaSolar, producteur et fournisseur d’énergie renouvelable, installera, comme en Dordogne sur une ancienne carrière de quartz « qui dévalorisait le paysage traditionnel (7) », une centrale photovoltaïque qui le valorise bien mieux.


BRÛLER DU BOIS ET DE L’ÉLECTRICITÉ

Deuxième phase du processus : la transformation de la silice en silicium métal. Le matériau s’obtient par carboréduction, en ajoutant du carbone (bois, charbon, houille) au silicium. Direction la vallée de la Romanche que les ministres ne visitent jamais, à l’usine FerroPem de Livet-et-Gavet. Précision : ce site ne fournit pas l’industrie microélectronique, mais l’industrie de l’aluminium et celle du solaire. Il ressemble cependant à n’importe quel site de métallurgie du silicium.

FerroPem, filiale du groupe hispano-américain FerroGlobe (leader mondial du secteur), a installé en 2005 sur l’ex-site Péchiney des Clavaux l’une de ses six unités de production françaises, qui emploie 130 personnes. Imaginez une usine métallurgique, avec ses cheminées et ses ouvriers en tenue de protection contre la chaleur. Pour produire 40 000 tonnes de silicium métal, l’usine brûle 120 000 tonnes de quartz (en provenance notamment des carrières du Lot) d’abord lavé et criblé à grande d’eau, et 80 000 tonnes de bois (pour le carbone) (8). C’est écologique, le bois est d’origine locale. On comprend mieux l’état des eaux et forêts par chez nous. Il faut ajouter à la recette les électrodes de graphite nécessaires aux réactions.

Trois fours à arcs chauffent jusqu’à 3000° pour porter la silice et le carbone en fusion et obtenir une pâte liquide. Le site est classé « hyper électro-intensif » selon le code de l’Énergie, c’est-à- dire qu’il consomme plus de 6 kilowatts/heure par euro de valeur ajoutée. Selon les experts, la production de silicium métal engloutit en moyenne 11 mégawatts/heure (11 000 kWh) par tonne de produit fini (9). Pour parler clair, les trois fours de Livet-et-Gavet consomment chaque année l’équivalent électrique d’une ville de 150 000 habitants (comme Grenoble intra muros) (10).

En toute logique, alors que le groupe menace en 2021 de fermer l’usine et sa cousine savoyarde de La Léchère, les technocrates de toutes couleurs s’indignent au nom de l’écologie.

André Chassaigne, député communiste du Puy-de-Dôme : « Ces sites industriels jouent un rôle majeur dans le cadre de la transition écologique et énergétique. Leurs fermetures auraient un coût environnemental et social conséquent et porteraient inéluctablement un coup à la souveraineté économique nationale (11) ».

Yannick Jadot, candidat Vert à l’élection présidentielle : « En tant qu’écologistes, nous voulons des usines comme les vôtres (12) ».

Guillaume Gontard, sénateur Vert de l’Isère : « La France a et aura besoin de silicium (13) ».

Jean-Luc Mélenchon, planificateur écologique : « J’aimerais que Macron s’intéresse enfin à Ferropem […]. Je souhaite que le thème du dépeçage de la France industrielle
émerge dans la campagne (14) ».

La métallurgie, on ne fait pas plus écolo. Tiens, pour une fois, on n’a pas eu la visite de François
Ruffin, ce porte-parole de la « décroissance » (15).

***

Lecteurs de Lorraine ou du Pas-de-Calais, vous vous interrogez : pourquoi avoir installé une usine métallurgique dans une étroite vallée aux portes de l’Oisans, encaissée entre les massifs de Belledonne et du Taillefer, loin de toute zone d’activité ? A cause des ressources naturelles - naturellement. Matière et énergie. Rien ne sort de rien.

La Romanche, torrent de montagne, attire les industriels dès la fin du XIXe siècle, quand Aristide Bergès développe la Houille blanche dans une vallée proche (16). Elle est rapidement jalonnée  de  barrages  et  de  six  centrales.  L’électricité  alimente  les  premières  usines électrochimiques et le tramway qui dessert dès 1893 ce couloir de 14 km de long. Le bois des forêts attire aussi les métallurgistes. La guerre de 1914-18 donne un coup d’accélérateur à l’industrie locale, grâce aux marchés passés avec l’artillerie pour fournir des obus au front. A partir de la moitié du XXe siècle, Péchiney exploite le site des Clavaux, empoisonnant bêtes et forêts de ses rejets de fluor.

Comme sur les hauteurs du Grésivaudan, les paysans montagnards n’accueillent pas cette modernité avec la gratitude attendue. « Le travail industriel est réputé dangereux, et de ce fait peu attractif. La main-d’œuvre, française surtout, demeure réticente à l’idée de devenir ouvrier (17) », expliquent les historiens. Qu’à cela ne tienne, les Italiens, les Espagnols, les Polonais, les Russes fourniront la main d’œuvre et transformeront les austères villages montagnards en cette zone industrielle sombre et déprimante, enfilade de bâtiments gris, de cheminées, de pylônes électriques, de gravats et de ronds-points, effaçant la Romanche du paysage. On vous conseille la visite en novembre.

En 2020, EDF inaugure à Livet-et-Gavet une nouvelle centrale, creusée dans la montagne, après le plus gros chantier hydroélectrique d’Europe mené durant 10 ans. L’installation, liée à un nouveau barrage et une prise d’eau, remplace les anciennes et doit produire l’équivalent de la consommation  annuelle  de  230 000 habitants (560 GWh). Une ligne à haute tension de 63 000 volts relie la centrale au site des Clavaux. Voilà pourquoi FerroPem produit du silicium métal ici.

Mais on peut faire la même chose ailleurs, et pour moins cher. La Chine produit 70 % du silicium métal mondial (2,2 millions de tonnes par an), dans le Yunnan, le Sichuan et désormais surtout dans le Xinjiang. Sa part dans la production mondiale a plus que doublé en 20 ans, grâce à ses ressources en quartz et à la hausse de sa production d’électricité. Elle répond ainsi à sa demande intérieure et exporte massivement. L’électricité est fournie par les barrages et les centrales à charbon qui empoisonnent la population des « villes-cancer ». Quant à la main d’œuvre, notamment les Ouïgours, elle vaut cher mais ne coûte rien.

C’est de Chine que vient la pénurie en cette fin 2021. Le gouvernement restreint les approvisionnements des usines en électricité, à la fois pour réduire ses émissions de gaz à effet de serre, et en raison du manque d’eau des centrales hydroélectriques dû à la sécheresse. Effet immédiat : chute de la production du silicium métal, dont le prix augmente de 300 % en deux

Pendant ce temps, les ouvriers de FerroPem travaillent double pour prouver à leur direction qu’ils peuvent être aussi rentables que des Chinois - ça va peut-être marcher. Il n’est pas question d’imaginer pour la vallée un autre destin que le développement industriel : « sans l’usine, on est morts », se plaignent élus et employés. L’eau de la Romanche a coulé depuis que les anciens paysans refusaient de s’embaucher dans la fournaise. Pas question non plus d’imaginer pour l’humanité un autre avenir que celui de l’interconnexion électronique. D’ailleurs que plus grand-monde ne se souvient comment on faisait autrefois, il y a trente ans.


LE MATÉRIAU-ROI DE LA TRANSITION ÉCOLOGIQUE

Étape suivante vers la production des puces : le raffinage du silicium métal en polysilicium. Le polysilicium sert aussi pour l’industrie photovoltaïque, et les trois-quarts de la production se font en Chine - notamment dans le Xinjiang et la Mongolie intérieure. Le reste vient des États-Unis (notamment chez AE Polysilicon, dans lequel Total vient de prendre des participations pour verdir son bilan), et un peu d’Europe (le Norvégien Elkem, l’Allemand Wacker).

On produit le plus souvent le polysilicium suivant le procédé Siemens. Transformez d’abord le silicium métal en gaz trichlorosilane par réaction avec du chlorure d'hydrogène à 300°. Puis prenez une cloche de confinement de 2 mètres de haut et placez-y des tiges de silicium très pur de 10 mm d’épaisseur. Chauffez les tiges à 1100°. Introduisez le gaz trichlorosilane avec de l’hydrogène dans la cloche-réacteur. Le trichlorosilane se redécompose alors en chlorure d'hydrogène et en atomes de silicium qui se déposent sur les tiges à la vitesse d’un millimètre par heure (19). Le rendement est désastreux, mais la transition écolo-numérique le vaut bien.

Ce n’est pas fini. Il faut maintenant fondre le polysilicium en lingots de silicium monocristallin ultra pur pour l’industrie électronique. On le fait aussi en Chine, bien sûr, d’autant que le plan « Made  in  China  2025 » exige d’augmenter les capacités de production de l’industrie microélectronique nationale. Plus on descend dans l’affinage du silicium pour se rapprocher des semi-conducteurs, plus le produit devient stratégique. Un très gros producteur se trouve à Singapour : Globalwafers a même racheté l’Américain  MEMC, autrement dit Monsanto Electronic Materials Company. Monsanto n’a pas toujours fabriqué que du glyphosate. Les Américains ont encore des usines, telle celle de SVM (Silicon Valley Microelectronics) en Californie. En Europe, l’Allemagne compte les groupes Wacker Siltronic ou Rohm, partenaire de STMicroelectronics.

Pour obtenir du silicium monocristallin, nous utilisons cette fois la méthode de Czochralski, avec son four sous atmosphère d’argon à 1450°. Plongez un germe de silicium monocristallin dans du silicium liquide et étirez trrrrès lentement (0,4 à 3 mm par minute) en tournant. Comptez 30 heures pour un lingot de 30 à 100 kg, de diamètre 200 ou 300 mm.

C’est en découpant ces lingots cylindriques en tranches de 1 à 2 mm d’épaisseur qu’on obtient les fameux « wafers », en français les plaquettes de silicium sur lesquelles seront gravés les circuits électroniques.

Résumons. La « transition écologique » promise par le numérique, le tout électrique et le photovoltaïque exige beaucoup d’électricité. Selon le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), l'affinage du silicium en polysilicium consomme 150 MWh par tonne de produit fini. La transformation du polysilicium en lingot monocristallin, 31 MWh par tonne. Enfin, la découpe des plaquettes, 42,5 MWh par tonne. Voilà pour les économies d’énergie.

Du côté de la matière, il faut 7,14 tonnes de quartz pour une tonne de silicium monocristallin. Et la découpe de celui-ci en tranches produit des déchets de sciage (le « kerf ») perdus pour les puces, estimés à 40 % du lingot (20). Mais on ne rebouche pas les carrières avec. Quant aux produits chimiques utilisés tout au long du procédé, la filière est pudique à ce sujet. Difficile d’en établir une liste précise et quantifiée. Le CNRS donnait en 2010 le chiffre de 280 kg de produits chimiques par kilo de silicium produit (acides, ammoniaque, chlore, acétone, etc.) (21).

Tout de même, pensent les électeurs Verts, si les ingénieurs assurent que les technologies issues du silicium permettent la « transition écologique », il doit bien y avoir une raison ? La raison, c’est une de ces duperies dont les technocrates sont coutumiers et que les écocitoyens sont trop heureux de gober. Leur « transition écologique » repose sur le seul indicateur des émissions de gaz à effet de serre. Leur unique objectif, la « décarbonation » de l’économie, ignore l’entropie de la matière et de l’énergie, c’est-à-dire la réalité physique du désastre industriel, sans parler de la dévastation des milieux par les pollutions industrielles et l’artificialisation.

Les ingénieurs parviendront peut-être à maintenir un mode de vie techno-consommateur sans
émission de carbone (quid du méthane, autre gaz à effet de serre ?), avec une hausse des températures limitée à 2°, c’est-à-dire des catastrophes climatiques en chaîne, tout de même. Ce sera au prix d’une Terre dévastée par la production énergétique. Des millions d’éoliennes à perte de vue, sur terre et en mer, des océans de panneaux solaires, des installations électriques partout, sans oublier le nucléaire, ses déchets éternels, son poison et sa menace. Quant aux barrages alpins, à la vitesse où fondent les glaciers, qui peut garantir que l’eau y sera suffisante ? La Romanche coulera-t-elle aussi impétueusement dans les périodes de sécheresse de la vertueuse économie décarbonée ?

Votre voiture électrique n’émet certes pas de CO2  et votre smartphone vous économise des déplacements, mais la société numérique et automobile dévore les ressources naturelles – matière et énergie – qui nous permettent de vivre. Un détail. Et on ne vous parle pas de la faune, de la flore et des paysages - pas de sensiblerie.

DU SILICIUM DANS LE GRÉSIVAUDAN

Revenons à notre silicium. Affiné, épuré, fondu, le voilà dans les salles blanches de STMicroelectronics à Crolles, dans le Grésivaudan, où il est transformé en plaquettes de puces.

Oubliée la saleté des usines métallurgiques, ici, on travaille en combinaison de pingouin pour ne pas contaminer la précieuse matière première. Certes l’usage massif de produits dangereux fait de la zone un site Seveso. STMicro, vous savez, ce fleuron de la microélectronique européenne dont la direction impose des horaires décalés aux couples identifiés - pour éviter qu’ils ne s’entraident au détriment du collectif « le jour où ça pète » - nous avait confié un ingénieur. Vive l’économie dématérialisée.
Nous avons détaillé les risques, les pollutions, la consommation indécente d’eau et d’électricité du site crollois à maintes reprises depuis 2003 (22). Outre la matière grise des ingénieurs locaux, c’est l’eau des massifs alpins et leur production électrique qui justifient l’implantation de ces usines high tech dans le Grésivaudan. Pour rappel, la fourniture d’eau aux usines microélectroniques y est par contrat prioritaire sur les autres usages, quelle que soit la température extérieure.

A l’usine de STMicroelectronics, les tranches de silicium sont gravées - les plus fines gravures atteignent  aujourd’hui  28 nanomètres  -  pour  produire  10 millions  de  puces  par  jour.  Le processus exige des produits toxiques tels que phosphine (hydrogène phosphoré), thilane ou arsine (mélange hydrogène - arsenic), les « gaz de combat » dont s’était vanté un salarié lors d’une visite (23).

ST, groupe franco-italien créé par des ingénieurs du Commissariat à l’énergie atomique de Grenoble - réalise un chiffre d’affaires de 8,3 milliards d’euros. Mais avec une gravure de 28 nm, il ne peut fournir l’industrie électronique de pointe et se limite à des secteurs moins exigeants :  automobiles, capteurs, appareils ménagers, moyens de paiement. Il subit la concurrence du monstre taïwanais du secteur, TSMC, capable de graver ses puces à 5 nanomètres, ou du sud-coréen Samsung, qui investissent des dizaines de milliards de dollars pour accélérer la dématérialisation de nos vies et produire des smartphones toujours plus performants. Le Taïwanais est aussi consommateur d’énergie et d’eau que STMicroelectronics. Il engloutit 156 000 tonnes d’eau par jour et se fait approvisionner par camions dans les périodes de sécheresse (24). Ne le répétez pas aux paysans.

TSMC fournit les électroniciens américains, dont Apple qui dispose d’une usine dédiée de 10 milliards de dollars à Taïwan (25). Qu’en pense l’État chinois ? Allez savoir. Tous les smartphones chinois marchent avec des puces conçues en Amérique et produites à Taïwan (ou en Corée du sud). Mais Taïwan, comme tout le monde, dépend de la Chine pour le silicium métal. L’interconnexion des chaînes de production résistera-t-elle aux tensions sino- américaines ?
En attendant, STMicroelectronics défend sa place, et vient de passer un accord avec TSMC autour d’une nouvelle technologie : le nitrure de gallium sur silicium. Ce nouveau semi- conducteur promet un rendement accru, des économies d’énergie et un usage pour des fréquences élevées, de type 5G. Ça va accélérer la transition écologique.

Passons chez le voisin de STMicroelectronics dans le Grésivaudan, Soitec. Moins connu, le groupe est pourtant le premier producteur mondial de plaques de SOI – « silicon on insulator » : silicium sur isolant. Un procédé conçu par deux ingénieurs du Commissariat à l’énergie atomique de Grenoble qui ont fondé leur boîte (la énième start up du CEA) en 1992, grâce à des marchés militaires - le fameux « écosystème ».
Avec sa technologie « SmartCut », Soitec intercale une couche d’isolant entre chaque couche d’oxyde de silicium, afin d’améliorer la performance et l’efficacité énergétique des composants électroniques et de baisser leur coût. La prouesse est due aux nanotechnologies : on opère à l’échelle atomique.

Soitec produit ces plaques dans ses 4500 m2 de salles blanches puis les vend aux fabricants de circuits intégrés. Après une période calamiteuse due à des investissements non rentables dans le solaire, le groupe a été sauvé par l’État - c’est-à-dire par nos impôts - en 2015 et équipe désormais tous les smartphones du monde avec sa technologie. Les ambitions chinoises en matière de production de puces électroniques intéressent Soitec, qui fournirait volontiers ses plaques de SOI. L’entreprise a ouvert son capital en 2016 à un fonds d’investissement chinois, qui se charge du lobbying auprès de ses compatriotes électroniciens.

Le chiffre d’affaires de Soitec pourrait atteindre 2 milliards d’euros en 2026, grâce à l’Internet des objets, à la 5G et à la voiture électrique. C’est pour la bonne cause, nous assure son PDG Paul Boudre, puisque Soitec s’engage « sur un plan d'action compatible avec un réchauffement climatique maximal de +1,5 degré. Tout le monde s'accorde à dire qu'il s'agit d'une cible ambitieuse car nous savons que nous allons fabriquer 2,5 fois plus de substrats à horizon 2026 (26). » Quel vantard, tout le monde sait que nous ne limiterons pas la hausse des températures à + 1,5°. Trop tard, Paul Boudre.

Admirez l’embrouille. Le technocrate se cantonne aux émissions carbone pour dissimuler l’entropie de la matière et de l’énergie, et se réjouit d’amplifier le désastre. Combien de millions de tonnes de quartz, de bois, de charbon, de produits chimiques, combien de millions de mètres cubes d’eau, de millions de mégawatts engloutis, combien de forêts et de sols dévastés, de rivières polluées, de réacteurs nucléaires et de barrages hydroélectriques mobilisés pour ces « 2,5 fois plus de substrats à l’horizon 2026 » et pour leurs usages dans des bagnoles « propres », des smartphones, les infrastructures de la smart city connectées par la 5G ?

Et ce n’est qu’un début. Nos ingénieurs et chercheurs grenoblois, notamment du CEA-Leti et du CNRS, ont créé en 2019 le consortium « Quantum silicon Grenoble » pour développer un calculateur quantique sur silicium. Ils ont conçu une technologie « efficace » en s’appuyant sur l’industrie des semi-conducteurs et sur le silicium pour développer leurs recherches. Comme d’habitude, l’Europe finance largement (14 millions d’euros en 2018).

L’informatique quantique et ses capacités démultipliées par les « bits quantiques », vous fera regretter les bons vieux supercalculateurs. L’« intelligence » artificielle devrait franchir des sauts de puissance. D’après une étude de McKinsey (27), les semi-conducteurs dédiés à l’IA devraient connaître une croissance annuelle de 18 % au cours des prochaines années, cinq fois plus rapide que pour les autres types d’usage de semi-conducteurs. Le silicium n’a pas fini de ravager la Terre et nos vies.

POUBELLES ÉLECTRONIQUES

Sans lui, sans les puces électroniques, pas de pilotage automatique de l’homme-machine dans le monde-machine. Et vous ne voudriez tout de même pas revenir au silex. Bref.
Voici notre matériau en bout de course, une fois l’objet qu’il rendait « intelligent » devenu obsolète, c’est-à-dire rapidement. Vous jetez votre smartphone tous les deux ou trois ans, selon une étude récente de l’Arcep, l’agence de régulation des télécommunications (28). C’est devenu un lieu commun depuis que nous l’avons exposé en 2005, mais les déchets électroniques débordent des poubelles, et le recyclage promis alors n’est pas au rendez-vous : 53,6 millions de tonnes ont été produites en 2019, et les experts en prévoient 74,7 millions en 2030.

Ni le recyclage, ni les infrastructures de destruction « sécurisées » ne peuvent absorber une telle explosion, rapporte une étude de l’ONU (29). France Stratégie confirme : « Du fait de la croissance de notre consommation et du décalage temporel et spatial entre production et recyclage, le recyclage de nos équipements ne permettra jamais de couvrir l’ensemble de nos besoins (30) ». Quant à notre silicium métal, la difficulté de l’extraire du reste des composants des appareils électroniques et le coût d’une telle opération dissuadent le recyclage.
Bilan : sur les 53,6 millions de tonnes de déchets électroniques de 2019, « on ignore ce que sont devenus 82,6  % ou 44,7 millions de tonnes (31) », reconnaît l’OMS dans un rapport le 15 juin 2021.

En fait, on s’en doute un peu. Une bonne part finissent à Guiyu dans la province chinoise du Guandong, où se trouve la plus grande décharge électronique du monde. Tellement importante qu’elle a sa propre page Wikipedia (32). Un autre cyber-cimetière mondial se trouve à Agbogbloshie dans la banlieue d’Accra, capitale du Ghana, où enfants et adultes brûlent les plastiques pour en extraire les métaux. Une chaîne de désassemblage bien rôdée employant 10 000 personnes, bien utile à l’Union européenne, première exportatrice de ces carcasses électroniques au Ghana. La circulation de ces déchets est pourtant interdite par la convention de Bâle depuis 1992, mais la croissance des trafics illégaux suit celle de la production et de la consommation. Les articles de presse sur les décharges Agbogbloshie et de Guiyu, ou sur le recyclage et l’incinération sauvages en Inde, se suivent et se ressemblent. Étrange impression de déjà vu, déjà écrit, il y a 15 ans. Il faut croire qu’on radote.

L’ONU évalue à 50 tonnes par an le volume de substances toxiques lâchées par ces déchets dans la nature : mercure, retardateurs de flamme bromés, cadmium, plomb, PCB, etc. Lesquelles provoquent atteintes au système nerveux, cardiovasculaire et immunitaire, aux poumons, aux reins, troubles neurologiques, cancers, diabète, parmi une liste de dommages plus longue que celle de vos followers sur Twitter.

Les décharges électroniques contaminent l’eau, l’air, les sols et les habitants. Le dernier rapport de l’OMS alerte sur « un tsunami de déchets électroniques » qui « affectent la santé de millions d’enfants », recensant plus 1000 substances nocives dégagées par les décharges (33). « "Un enfant qui mange un seul œuf de poule d’Agbogbloshie absorbe 200 fois plus de dioxines que la limite journalière fixée par l’Autorité européenne de sécurité des aliments", avertit Marie-Noël Bruné Drisse, responsable du département environnement et santé infantile à l’OMS (34). »

Curieusement, nul gouvernement n’a déclaré d’état d’urgence sanitaire pour stopper les maladies provoquées par ces poisons. Mais quoi, « c’est à ce prix, dit le gosse du Ghana, que vous avez des smartphones en Europe ».

Pièces et main d’œuvre
Grenopolis, le 27 octobre 2021

 

1 Cf. « N’achetez rien. Déconnectez-vous », sur https://vimeo.com/307132592

2 Livre épuisé, mais disponible en Pièce détachée n°93, voir rubrique « Librairie » sur www.piecesetmaindoeuvre.com

3 Tableau de la géographie de la France, Paul Vidal de La Blache, 1903, rééd. La Table Ronde, 2000,
cf. Pièces et main d’œuvre, Le téléphone portable, gadget de destruction massive, Pièce détachée n°93

4 Le Daubé, 22/07/21

5 Cf. « Le silicium : un élément chimique très abondant, un affinage stratégique », Mineralinfo, 2020

6 Liliane Dedryver, « La consommation de métaux du numérique : un secteur loin d’être dématérialisé »,
rapport France Stratégie, juin 2020

7 https://urbasolar.com/references/ancienne-carriere-de-quartz/

8 Chiffres de 2017, Courrier de l’Oisans, n°15, hiver 2018

9 Cf. « Le silicium : un élément chimique très abondant, un affinage stratégique », 2020, sur mineral.info

10 Idem.

11 Assemblée nationale, 5/10/21, http://www.assemblee-nationale.fr/questions/detail/15/QE/41600

12 Le Daubé, 1/10/21

13 Le Daubé, 30/09/21

14 Le Daubé 4/06/21

15 Cf. « Cancer français : la récidive », sur
www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=resume&id_article=888

16 Cf. Pièces et main d’œuvre, Sous le soleil de l’innovation, rien que du nouveau (L’Échappée, 2011) ;
« Et si on revenait à la bougie. Le noir bilan de la houille blanche » (sur www.piecesetmaindoeuvre.com).

17 Marie-Christine Bailly-Maître, Laurence Pissard, « Histoire industrielle d’une vallée alpine, la vallée de la Romanche. Des hommes, des productions, des paysages », 2002.

18. Rappel à la réalité pour ceux qui prétendent que la « transition numérique » économise l’énergie. Pour baisser la consommation d’électricité, il faut arrêter les usines. CQFD.
https://www.bloomberg.com/news/articles/2021-10-01/silicon-s-300-surge-throws-another-price- shock-at-the-world?srnd=premium-europe

19 https://lelementarium.fr/element-fiche/silicium/

20 Cf. « Le silicium : un élément chimique très abondant, un affinage stratégique », art. cit.

21 Cf. « Le silicium : les impacts environnementaux liés à la production »,
https://ecoinfo.cnrs.fr/2010/10/20/le-silicium-les-impacts-environnemen

22 Cf. Pièces et main d’œuvre, Aujourd’hui le nanomonde. Nanotechnologies, un projet de société
totalitaire et Le téléphone portable, gadget de destruction massive (L’Échappée, 2008), mais aussi
« ST Nécro à la pointe de la lutte contre l’environnement » (2005) ; « Pour en finir avec Crolles 2 » (2007) ; « Pingouin en salle blanche, c’est un sale boulot » (2008) et bien d’autres sur www.piecesetmaindoeuvre.com

23 Cf. Le téléphone portable, gadget de destruction massive, op. cit.

24 Cf. Le Monde, 11/03/21

25 Cf. Le Monde, 15/10/21

26 « D'ici à cinq ans, l'automobile ne sera rien de moins qu'un grand smartphone sur roues » (Paul Boudre, Soitec) », 27/09/21, https://region-aura.latribune.fr/strategie/industrie/2021-09-27/microele

27 https://www.mckinsey.com/industries/semiconductors/our-insights/artificial-intelligence-hardware- new-opportunities-for-semiconductor-companies

28 https://www.arcep.fr/actualites/les-communiques-de-presse/detail/n/environnement-120721.html

29 https://theconversation.com/le-volume-de-dechets-electroniques-explose-et-leur-taux-de-recyclage-reste-ridicule-143701

30 L. Dedryver, « La consommation de métaux du numérique : un secteur loin d’être dématérialisé »,
op.cit

31 « Les enfants et les décharges numériques », OMS, juin 2021,
https://www.who.int/fr/publications-detail/9789240024557

32 https://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9charge_de_Guiyu

33 « Les enfants et les décharges numériques », op. cit.

34 Le Monde, 15/06/21

 

 

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