RESTAURER LA VALEUR DE LA LIBERTÉ

Publié le par Résistance verte

 

Albert Camus à la Bourse du travail de St-Étienne le 10 mai 1953.

Si on additionne les violations et les multiples exactions qui viennent d'être dénoncées devant nous, on peut envisager un temps où, dans une Europe de concentrationnaires, il n'y aura plus que des gardiens de prison en liberté, qui devront encore s'emprisonner les uns les autres. Quand il n'en restera plus qu'un, on le nommera gardien chef et ce sera la société parfaite où les problèmes de l'opposition, cauchemar des gouvernements du XXe siècle, seront enfin, et définitivement, réglés.

Bien entendu, ce n'est qu'une prophétie et quoique, dans le monde entier, les gouvernements et les polices, avec beaucoup de bonne volonté, essaient d'arriver à cette heureuse conclusion, nous n'en sommes pas encore là. Chez nous, par exemple, dans l'Europe de l'Ouest, la liberté est officiellement bien vue. Simplement, elle me fait penser à ces cousines pauvres qu'on voit dans certaines familles bourgeoises. La cousine est devenue veuve, elle a perdu son protecteur naturel. Alors, on l'a recueillie, on lui a donné une chambre au cinquième et on l'accepte à la cuisine. On la montre parfois en ville, le dimanche, pour prouver qu'on a de la vertu et qu'on n'est pas chien. Mais pour tout le reste, et surtout dans les grandes occasions, elle est priée de la fermer. Et si même un policier distrait la viole un peu dans les coins, on n'en fait pas une histoire, elle en a vu d'autres, surtout avec le maître de maison, et après tout, ça ne vaut pas la peine de se mettre mal avec les autorités constituées. A l'Est, il faut bien dire qu'on est plus franc. On a réglé son affaire à la cousine une fois pour toutes et on l'a flanquée dans un placard, avec deux bons verrous. Il paraît qu'on la ressortira dans un demi-siècle, à peu près, quand la société idéale aura été définitivement instaurée. On fera des fêtes en son honneur à ce moment-là. Mais à mon avis elle risque d'être alors un peu mangée des mites et j'ai bien peur qu'on ne puisse plus s'en servir. Quand on ajoutera que ces deux conceptions de la liberté, celle du placard et celle de la cuisine, ont décidé de s'imposer l'une à l'autre, et sont obligées dans tout ce remue-ménage de réduire encore les mouvements de la cousine, on comprendra sans peine que notre histoire soit plus celle de la servitude que de la liberté, et que le monde où nous vivons soit celui qu'on vient de vous dire, qui nous saute du journal aux yeux tous les matins pour faire de nos jours et de nos semaines un seul jour de révolte et de dégoût.

Le plus simple, et donc le plus tentant, est d'accuser les gouvernements, ou quelques puissances obscures, de ces vilaines manières. Il est bien vrai d'ailleurs qu'ils sont coupables, et d'une culpabilité si dense et si longue qu'on n'en voit même plus l'origine. Mais ils ne sont pas les seuls responsables. Après tout, si la liberté n'avait jamais eu que les gouvernements pour surveiller sa croissance, il est probable qu'elle serait encore en enfance, ou définitivement enterrée, avec la mention «un ange au ciel».

La société de l'argent et de l'exploitation n'a jamais été chargée, que je sache, de faire régner la liberté et la justice. Les Etats policiers n'ont jamais été suspectés d'ouvrir des écoles de droit dans les sous-sols où ils interrogent leurs patients. Alors, quand ils oppriment et qu'ils exploitent, ils font leur métier, et quiconque leur remet sans contrôle la disposition de la liberté n'a pas le droit de s'étonner qu'elle soit immédiatement déshonorée. Si la liberté est aujourd'hui humiliée ou enchaînée, ce n'est pas parce que ses ennemis ont usé de traîtrise. C'est parce qu'elle a perdu
son protecteur naturel, justement. Oui, la liberté se trouve veuve, mais il faut le dire parce que cela est vrai, elle est veuve de nous tous.

La liberté est l'affaire des opprimés et ses protecteurs traditionnels sont toujours sortis des peuples opprimés. Ce sont les communes qui dans l'Europe féodale ont maintenu les ferments de liberté, les habitants des bourgs et des villes qui l'ont fait triompher fugitivement en 89, et à partir du XIXe siècle, ce sont les mouvements ouvriers qui ont pris en charge le double honneur de la liberté et de la justice, dont ils n'ont jamais songé à dire qu'elles étaient inconciliables. Ce sont les travailleurs manuels et intellectuels qui ont donné un corps à la liberté, et qui l'ont fait avancer dans le monde jusqu'à ce qu'elle devienne le principe même de notre pensée, l'air dont nous ne pouvons plus nous passer, que nous respirons sans y prendre garde, jusqu'au moment où, privés de lui, nous nous sentons mourir. Et si, aujourd'hui, sur une si grande part du monde, elle est en recul, c'est sans doute parce que jamais les entreprises d'asservissement n'ont été plus cyniques et mieux armées, mais c'est aussi parce que ses vrais défenseurs, par fatigue, par désespoir, ou par une fausse idée de la stratégie et de l'efficacité, se sont détournés d'elle. Oui, le grand événement du XXe siècle a été l'abandon des valeurs de liberté par le mouvement révolutionnaire, le recul progressif du socialisme de liberté devant le socialisme césarien et militaire. Dès cet instant, un certain espoir a disparu du monde, une solitude a commencé pour chacun des hommes libres.

Quand, après Marx, le bruit a commencé à se répandre et à se fortifier que la liberté était une balançoire bourgeoise, un seul mot n'était pas à sa place dans cette formule, mais nous payons encore cette erreur de place dans les convulsions du siècle. Car il fallait dire seulement que la liberté bourgeoise était une balançoire, et non pas toute liberté. Il fallait dire justement que la liberté bourgeoise n'était pas la liberté, ou dans le meilleur des cas, qu'elle ne l'était pas encore. Mais qu'il y avait des libertés à conquérir et à ne jamais plus abandonner. Il est bien vrai qu'il n'y a pas de
liberté possible pour un homme rivé au tour toute la journée et qui, le soir venu, s'entasse avec sa famille dans une seule pièce. Mais cela condamne une classe, une société et la servitude qu'elle suppose, non la liberté elle-même dont le plus pauvre d'entre nous ne peut se passer. Car même si la société se trouvait transformée subitement et devenait décente et confortable pour tous, si la liberté n'y régnait pas, elle serait encore une barbarie.

Et parce que la société bourgeoise parle de la liberté sans la pratiquer, faut-il donc que la société ouvrière renonce aussi à la pratiquer, en se vantant seulement de n'en point parler? Pourtant la confusion s'est opérée et, dans le mouvement révolutionnaire, la liberté peu à peu s'est trouvée condamnée parce que la société bourgeoise en faisait un usage mystificateur.
D'une juste et saine méfiance à l'égard des prostitutions que cette société bourgeoise infligeait à la liberté, on en est venu à se défier de la liberté même. Au mieux, on l'a renvoyée à la fin des temps, en priant que d'ici là on veuille bien ne plus en parler. On a déclaré qu'il fallait d'abord la justice, et que pour la liberté, on verrait après, comme si des esclaves pouvaient jamais espérer obtenir justice. Et des intellectuels dynamiques ont annoncé au travailleur que c'était le pain seul qui l'intéressait et non la liberté, comme si le travailleur ne savait pas que son pain dépend aussi de sa liberté. Et certes, devant la longue injustice de la société bourgeoise, la tentation était forte de se porter à ces extrémités. Après tout, il n'est peut-être pas un seul d'entre nous, ici, qui dans l'action ou la réflexion, n'y ait cédé. Mais l'histoire a marché et ce que nous avons vu doit maintenant nous faire réfléchir. La révolution faite par des travailleurs a triomphé en 17 et ce fut alors vraiment l'aube de la liberté réelle et le plus grand espoir que ce monde ait connu. Mais cette révolution, encerclée, menacée à l'intérieur comme à l'extérieur, s'est armée, s'est munie d'une police. Héritière d'une formule et d'une doctrine qui par malheur lui rendaient la liberté suspecte, la révolution alors s'est peu à peu essoufflée pendant que la police se renforçait, et le plus grand espoir du monde s'est sclérosé dans la dictature la plus efficace du monde. La fausse liberté de la société bourgeoise ne s'en porte pas plus mal, aussi bien. Ce qui a été tué dans les procès de Moscou et d'ailleurs, et dans les camps de la révolution, ce qui est assassiné quand on fusille, comme en Hongrie, un cheminot pour faute professionnelle, ce n'est pas la liberté bourgeoise, c'est la liberté de 17.

La liberté bourgeoise, elle, peut procéder en même temps à toutes ses mystifications. Les procès, les perversions de la société révolutionnaire lui donnent à la fois une bonne conscience et des arguments.
Pour finir, ce qui caractérise le monde où nous vivons, c'est justement cette dialectique cynique qui oppose l'injustice à l'asservissement et qui renforce l'une par l'autre. Lorsqu'on fait entrer dans le palais de la culture Franco l'ami de Goebbels et de Himmler, Franco, le vrai vainqueur de la Deuxième Guerre mondiale, à ceux qui protestent et disent que les droits de l'homme inscrits dans la charte de l'UNESCO sont ridiculisés tous les jours dans les prisons de Franco, on répond sans rire que la Pologne est aussi à l'UNESCO et qu'en fait de respect des libertés publiques, l'une ne vaut pas mieux que l'autre. Argument idiot, bien sûr! Si vous avez eu le malheur de marier votre fille aînée à un adjudant des bataillons d'Afrique, ce n'est pas une raison pour marier la cadette à un inspecteur de la brigade mondaine : il suffit d'une brebis galeuse dans la famille. Pourtant, l'argument idiot est efficace, on nous le prouve tous les jours. A celui qui présente l'esclave des colonies en criant justice, on montre le concentrationnaire russe, et inversement. Et si vous protestez contre l'assassinat à Prague d'un historien apposant comme Kalandra, on vous jette à la figure deux ou trois nègres américains. Dans cette dégoûtante surenchère, une seule chose ne change pas, la victime, toujours la même, une seule valeur est constamment violée ou prostituée, la liberté, et l'on s'aperçoit alors que partout, en même temps qu'elle, la justice est aussi avilie.
Comment rompre alors ce cercle infernal ? Il est bien évident qu'on ne peut le faire qu'en restaurant, dès à présent, en nous-mêmes et autour de nous, la valeur de liberté - et en ne consentant plus jamais à ce qu'elle soit sacrifiée, même provisoirement, ou séparée de notre revendication de justice.

Le mot d'ordre d'aujourd'hui, pour nous tous, ne peut être que celui-ci :sans rien céder sur le plan de la justice, ne rien abandonner sur celui de la liberté. En particulier, les quelques libertés démocratiques dont nous jouissons encore ne sont pas des illusions sans importance, et que nous puissions nous laisser ravir sans protester. Elles représentent exactement ce qui nous reste des grandes conquêtes révolutionnaires des deux siècles derniers. Elles ne sont donc pas, comme tant d'astucieux démagogues nous le disent, la négation de la vraie liberté. Il n'y a pas une liberté idéale qui nous sera donnée un jour d'un coup, comme on reçoit sa retraite à la fin de sa vie. Il y a des libertés à conquérir, une à une, péniblement, et celles que nous avons encore sont des étapes, insuffisantes à coup sûr, mais des étapes cependant sur le chemin d'une libération concrète. Si on accepte de les supprimer, on n'avance pas pour autant. On recule au contraire, on revient en arrière et un jour à nouveau il faudra refaire cette route, mais ce nouvel effort s'accomplira une fois de plus dans la sueur et le sang des hommes.

Non, choisir la liberté aujourd'hui, ce n'est pas, comme un Kravchenko, passer de l'état de profiteur du régime soviétique à celui de profiteur du régime bourgeois. Car ce serait, au contraire, choisir deux fois la servitude, et, condamnation dernière, le choisir deux fois pour les autres. Choisir la liberté, ce n'est pas comme on nous le dit choisir contre la justice. Au contraire, on choisit la liberté aujourd'hui au niveau de ceux qui partout souffrent et luttent, et là seulement. On la choisit en même temps que la justice et, à la vérité, désormais nous ne pouvons plus choisir l'une sans l'autre. Si quelqu'un vous retire votre pain, il supprime en même temps votre liberté. Mais si quelqu'un vous ravit votre liberté, soyez tranquille, votre pain est menacé, car il ne dépend plus de vous et de votre lutte, mais du bon plaisir d'un maître. La misère croît à mesure que la liberté recule dans le monde, et inversement. Et si ce siècle implacable nous a appris quelque chose, c'est que la révolution économique sera libre ou elle ne sera pas, de même que la libération sera économique ou elle ne sera rien.

Les opprimés ne veulent pas seulement être libérés de leur faim, ilsveulent l'être aussi de leurs maîtres. Ils savent bien qu'ils ne seront effectivement affranchis de la faim que lorsqu'ils tiendront leurs maîtres, tous leurs maîtres, en respect.
J'ajouterai pour finir que séparer la liberté de la justice revient à séparer la culture et le travail, ce qui est le péché social par excellence. Le désarroi du mouvement ouvrier en Europe vient en partie de ce qu'il a perdu sa vraie patrie, celle où il reprenait force après toutes les défaites, et qui était la foi dans la liberté. Mais, de même, le désarroi des intellectuels européens vient de ce que la double mystification, bourgeoise et pseudo révolutionnaire, les a séparés de leur seule source d'authenticité, le travail et la souffrance de tous, les a coupés de leurs seuls alliés naturels, les travailleurs. Je n'ai jamais reconnu quant à moi que deux aristocraties, celle du travail et celle de l'intelligence, et je sais maintenant qu'il est fou et criminel de vouloir soumettre l'une à l'autre, je sais qu'à elles deux elles ne font qu'une seule noblesse, que leur vérité et surtout leur efficacité sont dans l'union, que séparées, elles se laisseront réduire une à une par les forces de la tyrannie et de la barbarie, mais que, réunies au contraire, elles feront la loi du monde. C'est pourquoi toute entreprise qui vise à les désolidariser et à les séparer est une entreprise dirigée contre l'homme et ses espoirs les plus hauts. Le premier effort de toute entreprise dictatoriale est ainsi d'asservir en même temps le travail et la culture. Il faut, en effet, les bâillonner tous les deux ou alors, les tyrans le savent bien, tôt ou tard l'un parlera pour l'autre. C'est ainsi que, selon moi, il y a pour un intellectuel deux façons de trahir aujourd'hui et, dans les deux cas, il trahit parce qu'il accepte une seule chose: cette séparation du travail et de la culture. La première caractérise les intellectuels bourgeois qui acceptent que leurs privilèges soient payés de l'asservissement des travailleurs.

Ceux-là disent souvent qu'ils défendent la liberté, mais ils défendent d'abord les privilèges que leur donne, et à eux seuls, la liberté. La seconde caractérise des intellectuels qui se croient à gauche et qui, par méfiance de la liberté, acceptent que la culture, et la liberté qu'elle suppose, soient dirigées, sous le vain prétexte de servir une justice à venir. Dans les deux cas, qu'on soit profiteur de l'injustice ou renégat de la liberté, on ratifie, on consacre la séparation du travail intellectuel qui voue à l'impuissance à la fois le travail et la culture, on ravale en même temps la liberté et la justice !

Il est vrai que la liberté insulte au travail et le sépare de la culture quand elle est faite d'abord de privilèges. Mais la liberté n'est pas faite d'abord de privilèges, elle est faite surtout de devoirs. Et dès l'instant où chacun de nous essaie de faire prévaloir les devoirs de la liberté sur ses privilèges, dès cet instant, la liberté réunit le travail et la culture et met en marche une force qui est la seule à pouvoir servir efficacement la justice. La règle de notre action, le secret de notre résistance, peut alors se formuler simplement : tout ce qui humilie le travail humilie l'intelligence, et inversement. Et du reste, la plupart du temps, ils ne défendent même pas la liberté, dès qu'il y a du risque à le faire.

Et la lutte révolutionnaire, l'effort séculaire de libération se définit d'abord comme un double et incessant refus de l'humiliation. A vrai dire, nous ne sommes pas encore sortis de cette humiliation. Mais la roue tourne, l'histoire change, un temps s'approche, j'en suis sûr, où nous ne serons plus seuls. Pour moi, notre réunion d'aujourd'hui est déjà un signe. Que des syndiqués se réunissent et se pressent autour des libertés pour la défendre, oui, cela méritait vraiment que, de toutes parts, tous accourent, pour manifester leur union et leur espoir. La route est longue à parcourir. Pourtant, si la guerre ne vient pas tout mêler dans sa hideuse confusion, nous aurons le temps de donner une forme enfin à la justice et à la liberté dont nous avons besoin. Mais pour cela, nous devons désormais refuser clairement, sans colère, mais irréductiblement, les mensonges dont on nous a gravés. Non, on ne construit pas la liberté sur les camps de concentration, ni sur les peuples asservis des colonies, ni sur la misère ouvrière !

Non, les colombes de la paix ne se perchent pas sur les potences, non, les forces de la liberté ne peuvent pas mêler les fils des victimes avec les bourreaux de Madrid et d'ailleurs! De cela, au moins, nous serons désormais bien sûrs comme nous serons sûrs que la liberté n'est pas un cadeau qu'on reçoit d'un État ou d'un chef, mais un bien que l'on conquiert tous les jours, par l'effort de chacun et l'union de tous.

 

 

Publié dans Histoire

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