ON DÉCONSTRUIT LES NORMES MAIS ON TIENT LES BARRICADES
Depuis septembre dernier, une Zad s’est installée au Carnet, zone naturelle de l’estuaire de la Loire promise à l’extension du Grand Port maritime de Nantes-Saint-Nazaire. Sur place, les habitants se préparent à une expulsion tout en poursuivant leur expérience de « vie alternative ».
« On s’en fout que vous racontiez comment on dort, comment on bouffe ou je sais pas quoi… Parlez plutôt de ce qu’on défend, parce qu’on a besoin de renfort ! » Voici les mots avec lesquels nous sommes accueillis à la Zad du Carnet. Ici, sur une route qui traverse de grands espaces verts menant à la Loire, barricades et cabanes ont été dressées pour empêcher le Grand Port maritime de Nantes-Saint-Nazaire de détruire la végétation pour bâtir une zone industrielle de 110 hectares, dont 51 hectares aujourd’hui de zone humide. Un projet qui fait partie des sites livrés clé en main par le gouvernement, c’est-à-dire que les procédures d’autorisation et études nécessaires ont été suivies sans qu’on ne sache quelles entreprises pourraient s’installer, une méthode particulièrement contestée.
Depuis sa création en septembre 2020, la Zad du Carnet a bien grandi. Nous avions convenu d’un rendez-vous avec ses habitants pour raconter ce lieu en perpétuelle construction. Ils nous avaient donné leur accord. Mais, quand nous sommes arrivés sur place, vendredi 12 février, l’ambiance s’était refroidie, et pas seulement parce qu’il avait neigé abondamment les dernières heures. Deux jours auparavant, deux huissiers étaient venus indiquer aux occupants des lieux qu’ils étaient expulsables. Depuis mercredi 10 février, ils s’attendent d’un jour à l’autre à se faire déloger par les forces de l’ordre. Ils se préparent à résister, physiquement et stratégiquement.
LA TENTATIVE DE VIE ALTERNATIVE
Certains s’opposent à toute forme de presse et préfèrent développer « l’automédiatisation » en renvoyant vers leur site internet. D’autres pensent que les journalistes peuvent leur être « utiles ». Ils en ont discuté lors d’une longue réunion en assemblée générale. Ils craignent que notre reportage dévoile des éléments que la police pourrait utiliser contre eux. Nous n’aurons le droit de pénétrer « sur zone », c’est-à-dire de l’autre côté de la première barricade, là où se trouvent la majorité des lieux de vie, que le temps de prendre quelques photos, dans des conditions décidées ensemble. Nous échangerons donc principalement à l’entrée de la Zad, à quelques mètres de la « guitoune », la cabane qui sert d’accueil et où des zadistes se relaient pour guetter l’arrivée de force de l’ordre. Devant deux rangées de voitures et camions aménagés, nous installons un petit salon de fortune avec quelques chaises en plastique posées autour d’un vieux pneu. Au fil de la journée, l’ambiance se détend. Ceux qui le veulent se joignent à nous pour échanger. Au cours des deux après-midis que nous passons là, un ballet de nouveaux arrivants défile. Ils débarquent le visage frais, un gros sac sur le dos. Ils ont été alertés par les appels à l’aide lancés sur les réseaux sociaux. Certains viennent juste pour le weekend, d’autres pour plus longtemps. Ceux qui arrivent en voiture sont invités à cacher leurs plaques, car la gendarmerie verbaliserait à tout va. Quelques fois, aussi, nous sommes interrompus par des « Acaaaaab », partant d’ici ou là, pour signifier que des gendarmes se rapprochent de la zone.
Au fil des discussions avec de jeunes gens qui ont souvent la vingtaine et vivent pour beaucoup pour la première fois sur une Zad, nous essayons de comprendre ce qui se construit ici. Ou peut-être surtout se déconstruit : il ne s’agit pas seulement de s’opposer à un projet de parc écotechnologique, mais aussi « à toute forme d’oppression : capitalisme, patriarcat, racisme, prison, etc. » nous explique-t-on. Et il n’y pas « une Zad » mais « des Zads », avec des points de vues et des motivations très variées. « Ce n’est pas la lutte écologique qui m’intéresse le plus, c’est la tentative de vie alternative », expose Plume [*], qui, quand il ne vit pas à la Zad, travaille dans l’animation. « Ici cohabitent des jeunes Parisiens surdiplômés, des punks, des gens de la rue… C’est “accueil inconditionnel”. Il y a un grand brassage, beaucoup de partage et de tolérance. Dans quel autre cadre tu peux trouver ça ? C’est un apprentissage de fou. Surtout en cette période de Covid. Qu’y a-t-il de mieux à faire que d’être sur une Zad ? » « On apprend à se débrouiller par nous-mêmes, c’est l’école de la “déséducation” », complète Tom. Zizanie, ex-étudiante en art et en sociologie, abonde dans ce sens : « Je suis arrivée ici pendant le deuxième confinement. Je pensais rester quelques jours, puis j’ai fini par lâcher mes études et mon appart. Je trouve que ce qu’on vit ici est beaucoup plus concret que ce qu’on apprend en cours. À l’extérieur, je ne me sentais jamais assez légitime. Ici, je me sens beaucoup plus libre de proposer des choses. »
UN DERNIER PETIT LOPIN DE TERRE
CONDAMNÉ À ÊTRE BÉTONNÉ
Lola, de son côté, nous raconte que la Zad du Carnet est l’une des rares où a été créée, dès le début, une cabane en « mixité choisie », c’est-à-dire « réservée aux meufs, intersexes, non-binaires, trans ». « Notre lutte contre le patriarcat ne passe pas tellement par des grands discours mais surtout par des choses très pratiques. À partir du moment où il y a des personnes pas-cis dans la lutte, il y a forcément de l’oppression, on le sait, mais on essaie d’assainir les relations. Par exemple, quand quelqu’un utilise des expressions comme “sale p***” ou “encu**”, on le reprend. On fait de la pédagogie », raconte iel (un pronom non genré). Même si le quotidien n’est pas toujours simple, les personnes que nous rencontrons nous disent essayer de déconstruire les préjugés sur les questions de genre. « On a organisé des discussions sur ce sujet, on a fait des projections de documentaires, regardé des docus », rapporte JC. « Quand y a un agresseur, on le vire », raconte Dominique.
Avant d’être une Zad, le Carnet était un lieu de balade pour les habitants des environs. Certains continuent de venir, et apportent leur soutien aux occupants. « Vous avez du courage de faire ce que vous faites par ce froid », s’exclame ainsi une dame d’une cinquantaine d’années promenant ses deux chiens. Il est vrai les conditions sont rudes. Surtout qu’il n’y a quasiment pas de bois mort pour faire du feu, qu’il n’y a pas d’arrivée d’eau et uniquement de l’habitat léger. « Pourtant, il y a beaucoup de personnes qui gagnent en confort en venant ici, celles qui viennent de la rue ou les mal-logés. Au moins, on se soutient et chacun mange à sa faim », observe Camille. « Avant, j’étais à la Zad de Roybon, en Isère, il y avait une forêt, c’était magnifique. On pouvait faire des jardins. Ici, c’est plus compliqué », observe L. Sur la rive droite de l’estuaire de la Loire, en face de la Zad, les sources de pollution sont nombreuses : centrale à charbon, raffinerie, terminal méthanier… « C’est comme si on était sur un dernier petit lopin de terre condamné à être bétonné. Une cinquantaine d’hectares de zone humide sont menacées, alors que c’est très utile pour absorber du CO2. On nous dit qu’il y a urgence climatique, mais le pouvoir s’entête. Qu’est-ce qu’il nous reste d’autre à faire que d’occuper la zone », demande Camille. Les opposants au projet rappellent par ailleurs qu’on trouve au Carnet cent seize espèces protégées, et que c’est l’un des derniers corridors de migration des oiseaux sur l’estuaire de la Loire.
NOTRE MODE DE VIE DÉRANGE
D’autres riverains voient d’un moins bon œil cette installation. « Ils ont l’impression qu’on est chez eux, alors que, pour moi, partout est à tout le monde », affirme L, qui a connu la vie dans la rue. Un voisin, venu nous interpeller pour « récupérer ses oies » (on n’en saura pas plus), nous donne son point de vue : « Ils font ce qu’ils veulent, ça ne me dérange pas, mais quelquefois, ils déconnent. » Il affirme que des zadistes ont essayé de bloquer le car scolaire qui passe chaque jour par la route occupée. Nos interlocuteurs démentent. Par contre, ils nous racontent qu’un habitant d’un village voisin a tenté un soir de mettre le feu à un camion dans lequel dormait une personne. Les dernières semaines ont été particulièrement tendues. Début février, les maires des villages de Saint-Viaud et Frossay, sur lesquels se trouve la Zad, ont engagé une procédure judiciaire pour demander à l’État de procéder à l’expulsion. Dans la foulée, le conseil départemental a lui aussi engagé une procédure. Deux huissiers sont venus sur zone le même jour, l’un pour une ordonnance qui permet au Grand Port maritime, aidé des forces de l’ordre, d’expulser les occupants des terrains qui lui appartiennent, et un second lié au conseil départemental, qui est venu constater l’occupation de la route départementale.
Début novembre, le Grand Port maritime de Nantes-Saint-Nazaire avait annoncé vouloir suivre l’avis du conseil scientifique régional du patrimoine naturel et réaliser une « mise à jour des inventaires de la faune et de la flore » au Carnet pendant les douze prochains mois. Il n’y aura donc pas de travaux avant cette étude. Les opposants au projet estiment que c’est une première victoire, mais les zadistes disent vouloir rester tant que le projet ne sera pas complètement abandonné. Le Grand Port maritime ne semble pas vouloir leur donner raison, tout en reconnaissant que les projets d’installation d’entreprises sur la future zone industrielle ont été reportés sine die. « S’ils veulent nous virer, ce n’est pas pour faire des travaux. Ce n’est pas parce que notre occupation est illégale. C’est parce que notre mode de vie dérange », résume Dominique. « Mais on ne veut pas vivre comme vous, là, de l’autre côté de la barricade », dit JC. Puis ils retournent à leurs occupations. Sur place, c’est l’ébullition, tout le monde s’affaire pour « sécuriser » les installations que les forces de l’ordre pourraient prochainement chercher à détruire. Devant la guitoune, un petit groupe a sorti des instruments de musique. Des personnes se mettent à chanter au son de la guitare et du djembé. Après tout, c’est samedi soir. Et c’est peut-être le dernier à la Zad du Carnet.
Héloïse Leussier et Alexis Coulon (Reporterre), 17 février 2021
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