CENSURE ET RAISON D’ÉTAT

Publié le par Résistance verte

 

Analyse socio-historique réalisée par Félix Tréguer, chercheur associé au Centre Internet et Société du CNRS et post-doctorat au CERI-Sciences Po, membre fondateur de la Quadrature du Net.

Extraits de L’Utopie déchue. Une contre histoire d’Internet XVe-XXIe siècle, « Première partie Génèse (XVe-XXe siècle), I. Censure et raison d’État et III. La police de l’espace public en régime libéral ».

LA RAISON D’ÉTAT, NOUVELLE RATIONALITÉ DU POUVOIR

(…) La notion a des racines anciennes. Entre le XIe et le XIIIe siècle, les juristes et législateurs dans l’entourage des rois d’Angleterre, de France, d’Espagne ou d’Italie, élaborent déjà des concepts légitimant le droit pour les souverains de transgresser, sous certains conditions, les règles morales afin de préserver les intérêts et la sécurité de leur royaume10. Deux sources accompagnent ces constructions doctrinales : d’une part le droit canonique, à travers l’adage necessitas non habet legem (la nécessité ne connait pas de loi) qui rencontre alors un grand succès, et le développement de « théories de la dispense » dont use le pouvoir pontifical pour déroger au « droit commun » ; d’autre part, le droit romain, qui lie la notion de nécessité à la sauvegarde de la patria lors d’épisodes de guerre ou de situations d’urgence. Ces théories juridiques seront mises à profit par des monarques comme Henri III (1216-1272) en Angleterre ou Philippe le Bel (1285-1314) en France pour légitimer de nouvelles pratiques fiscales destinées à financer leurs guerres respectives.

Or ces préfigurations de la raison d’État constituent un enjeu majeur des rapports de pouvoirs entre Rome et les monarques à mesure que, dans les écrits des juristes proche de ces Princes, la sphère politique s’autonomise de la sphère religieuse, la notion d’État territorial devenant consubstantielle de celle de souveraineté. En 1532, est publié Le Prince de Machiavel. Dans ce traité, l’auteur florentin livre une analyse pénétrante des stratégies de pouvoir propres à en assurer la conservation. Il lance ainsi un débat d’une extraordinaire intensité sur ce que l’on appelle alors les « arts de gouverner », et qui se mue bientôt en une controverse sur la « raison d’État ». La réponse apparaît d’ailleurs dans la réponse que son ami François Guichardin lui fait peu de temps après, et dans laquelle il la définit comme la possibilité pour le pouvoir de déroger de manière permanente à la loi commune. (…)

Ambiguë et longuement débattue dans les traités de juristes et conseillers des princes, la raison d’État fonde une nouvelle rationalité politique qui se déploie pleinement au XVIIe siècle. Comme l’écrit Christian Lazzeri, pour ces auteurs :

« La conséquence de la prédominance des affects d’ambition et d’envie sur les conduites humaines rend les rapports inter humains constamment conflictuels. Guerres civiles, séditions, conjurations constituent une menace permanente pour la stabilité de l’État et le pouvoir des gouvernants. Les mesures nécessaires pour remédier à ce type de situation conduisent non seulement à déroger aux lois civiles, mais à s’opposer aux lois naturelles et à la justice générale pour l’utilité de l’État. Or, cela n’a plus rien d’exceptionnel comme pour les théologiens médiévaux, mais relève de l’exercice constant du pouvoir comme chez Machiavel. » (11)

Qu’il s’agisse de mener une guerre contre les ennemis étrangers, de faire face aux dissidents de l’intérieur ou de moderniser l’économie contre les lois locales et les traditions, la raison d’État agit comme le principe justificateur de l’affirmation de la puissance et de la violence du souverain. Peu à peu, elle assoit le régime politique de l’absolutisme. L’objectif mis en avant réside toujours dans l’intérêt supérieur que constituent la sécurité, la stabilité et la prospérité du royaume, mais aussi l’intérêt général ou le « salut du peuple » (…)

À rebours de l’individualisme de la Renaissance, l’État peut affirmer ses raisons contre les intérêts particuliers et soumettre les sujets à ses impératifs. Pour Michel Foucaut, la raison d’État consomme une rupture dans l’histoire des rapports entre l’État et ses sujets, introduisant une rationalité politique dans laquelle :

«  (…) l’individu n’existe que pour autant qu’il est à même d’apporter un changement, fût-il minimale, à la puissance de l’État, que ce soit dans une direction positive ou négative. L’État n’a donc à s’occuper de l’individu que dans la seule mesure où celui-ci peut introduire un tel changement (…). Dans l’État moderne (…), l’intégration marginaliste des individus à l’utilité de l’État ne prend pas la forme de la communauté éthique caractéristique de la cité grecque. Dans cette nouvelle rationalité politique, elle s’acquiert à l’aide d’une technique bien particulière que l’on appelait alors la police. » (13)

LA CENSURE MODERNE :
VERS UNE POLICE DE L’ESPACE PUBLIC

(…) Si elle n’est jamais évoquée directement par Foucault, la police de l’espace public constitue bel et bien l’une de ces technologies de pouvoir fondatrice de l’État moderne. Construite sur des catégories politiques héritées de l’Antiquité, elle va puiser dans la raison d’État un nouveau principe justificateur. Elle est aussi l’un des ses instruments, en ce qu’elle permet à l’État de persuader ses sujets que ses raisons sont bonnes et d’étouffer la contradiction. Car paradoxalement, l’affirmation de la raison d’État est le vecteur de sa propre subversion. Au travers de l’imprimé, elle déclenche une controverse théorique qui ouvre un espace critique que le pouvoir ne parviendra jamais à refermer. Si l’État agit au nom de la raison d’État, cela suppose encore qu’il donne ses raisons, qu’il explicite les savoirs et les logiques qui guident son action. Ce faisant, il prête aussi le flanc à des analyses contradictoires, à des appréciations divergentes (…)

Dans ce mouvement paradoxal, le secret, la surveillance du peuple, la censure, la régulation des métiers du livre et la propagande constituent autant de techniques de gouvernement censées permettre à l’État d’imposer ses raisons en échappant à l’impératif de justification et à la controverse, pour ainsi mieux affirmer son autorité (…)

RECENSER LE PEUPLE, SURVEILLER L’OPINION

Chez les juristes et théoriciens de la raison d’État, de Bodin à Charron, la puissance doit donc être mesurée. On redécouvre alors les censeurs romains, lesquels étaient chargés sous la Rome antique de collecter l’impôt (le cens), mais aussi de dénombrer et surveiller la population, en consignant les revenus, biens, métiers et occupations de chaque famille. Ces magistrats, dont le mot « censure » tire son origine, n’étaient pas seulement là pour « recenser », lever l’impôt et sanctionner les désordres publics. Ils pénétraient aussi dans les foyers, se renseignaient sur les rapports familiaux et jouaient en fait le rôle d’une véritable police des moeurs. À l’aune de la raison d’État, la censure romaine est donc donnée en modèle de la surveillance du peuple. (…)

Outre la nécessité d’asseoir les pratiques fiscales sur une connaissance précise des occupations et revenus de ses sujets, la surveillance sert également un motif d’ordre public en permettant de prévenir la sédition (…) Bodin écrit dans La République qu’il ne suffit pas de « bien punir » les crimes, mais qu’il convient aussi et surtout de les prévenir. La censure, entendue comme surveillance, doit ainsi permettre la connaissance des opinions, des tendances, afin de repérer la corruption des moeurs avant même toute infraction à la loi, de séparer les bons sujets, des mauvais, de promouvoir les uns et d’écarter les autres. (23) (…)

Au XVIIIe siècle, la surveillance passe également par des techniques capables de gouverner les classes populaires, qu’il s’agisse de paysans, d’ouvriers, de compagnons, de mendiants, voire même de pèlerins (24). Face à la masse indistincte qui se met en mouvement et échappe aux réseaux locaux d’interconnaissances, la police se dote alors de nouveaux outils dédiés à l’identification des individus. Certificats et passeports, délivrés par les autorités religieuses ou administratives, sont expérimentées et s’imposent peu à peu. En 1778, une ordonnance en date du 27 avril oblige les suspects arrêtés à fournir des preuves. (…) L’absence de papiers devient même une cause majeure d’arrestation.

Enfin la surveillance du peuple passe par la surveillance de ses correspondances. (…) En 1633 — soit une quarantaine d’années après l’ouverture de la poste royale au public — le « cabinet noir » sera institué et chargé de cette surveillance des correspondances dans un contexte de multiplication des usages. Réorganisé sous Louis XV, il prend alors le nom de cabinets du secret des postes et voit ses prérogatives étendues (26) (…)

L’ÉCHEC DE LA COMPRESSION

Secret, surveillance, censure, contrôle des intermédiaires techniques et propagande forment donc la police de l’espace public telle qu’elle s’institutionnalise aux XVIe et XVIIe siècles. Elle sera largement consolidée sous Louis XIV. Durant son règne, l’administration des corporations du livre comme celle de la police progressent considérablement. La censure a posteriori s’intensifie, avec une répression plus active des publications contrefaites ou tendancieuses et autres imprimés d’importation étrangères, notamment grâce aux inspecteurs de la librairie nommés parmi le personnel de police. (…)

Au total, près de mille personnes seront envoyées à la Bastille pour affaires de librairie entre 1650 et 1789. (…) Tous ces efforts et démonstrations de d’autorité s’avèrent relativement peu efficaces. Les historiens estiment par exemple que, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, plus d’un livre sur deux circulant en France a été publié hors du royaume. (37) (…)

LA POLICE DE L’ESPACE PUBLIC EN RÉGIME LIBÉRAL

La Révolution française apparaît comme un moment de transformation profonde des modes de légitimation de l’État. Désormais, ce dernier doit composer avec le principe de la souveraineté populaire et la protection des libertés, qui nourrissent des contestations multiples qui sont autant d’exemples des « oppositions de droit » dont parle Claude Lefort (1). Pour autant, la raison d’État et les techniques de police de l’espace public demeurent.

La notion de « sûreté » illustre à elle seule ces antinomies entre libéralisme et raison d’État. Alors qu’en 1789, l’article 2 de la Déclaration de 1789 appréhendait la notion de « sûreté » comme la garantie de l’individu contre l’arbitraire des institutions, dès 1791, la Constitution l’adosse à l’État. Dans le titre 4 consacrée à la « force publique », l’article 7 protège la « sûreté de l’État contre les ennemis du dehors », tandis que l’article 13 évoque « la troupe destinée à la sûreté intérieure ». Quand au Code pénal, il punit de la peine capitale les atteintes à la sûreté intérieure ou extérieure de l’État, à la constitution, ainsi qu’au « respect » et à « l’obéissance dus à la loi et à l’autorité des pouvoirs constitués pour la faire exécuter ».

La sûreté de l’État, reprise dans les constitutions de 1795 et de 1799, constitue le pilier du droit public français. Source d’indétermination, foyer polémique qui permet à l’autorité de justifier des restrictions exceptionnelles aux libertés, elle marque la reconduction des grands principes de la raison d’État dans le droit libéral. Elle forme ainsi la toile de fond juridique de pratiques profondément inscrites dans l’ordre administratif et dans les habitus professionnels hérités de la bureaucratie monarchique. Au milieu du XIXe siècle, Alexis de Tocqueville décrira très bien cette continuité :

« Depuis 89, la constitution administrative est toujours restée debout au milieu des ruines des constitutions politiques. On changeait la personne du prince ou les formes du pouvoir central, mais le cours journalier des affaires n’était ni interrompus, ni trouvé (…) car, si à chaque révolution l’administration était décapitée, son corps restait intact et vivant. » (2) (…)

Certes, Tocqueville minime l’ampleur des réformes administratives déployées durant la Révolution puis sous l’Empire napoléonien. Dans le temps long, les libertés publiques progressent indubitablement. Elles rognent peu à peu la misère démocratique des régimes politiques de la première moitié du XIXe siècle, pour au fur et à mesure, faire place au suffrage universel, à l’espace public, à l’État de droit.

Pourtant, force est de constater la formidable inertie de la « constitutions administrative » de l’État face à la nouvelle constitution libérale du régime. Car la raison d’État et les pratiques qui en découlent vont inlassablement faire obstacle au principe d’égalité politique. À mesure que ces deux principes s’entrechoquent, au gré des multiples crises qui se nouent dans cette période tumultueuse, les cinq branches de la police de l’espace public héritée de l’Ancien Régime vont être reconduites et transformées, toujours au service de trois fonctions principales : surveiller le peuple en échappant à la surveillance citoyenne (couple surveillance/secret) ; « dissocier » tout ferment d’opposition, en disqualifiant la critique de l’autorité et en prévenant tout acte de désobéissance (dissociation/censure) ; s’assurer la maîtrise des techniques de communication pour les mettre au service de la représentation institutionnelle (centralisation technique/propagande).

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10. Gaines POST, « Ratio publicae utilitatis, ratio status, et “raison d’État“ : 1100-1300 », in Christian Lazzeri et Dominique Reynié (dir.), La Raison d’État, Paris, PUF, 1992, p.124.

11. Christian LAZZERI, « Le gouvernement et la raison d’État »,  in Christian Lazzeri et Dominique Reynié (dir.), La Raison d’État, Paris, PUF, 1992, p.124.

13. Michel FOUCAULT, « La technologie politique des individus », Dits et écrits. 1954-1988, tome IV, 1980-1988, Paris, Gallimard, 2001.

23. Jean BODIN, Les Six Livres de la République, Livre VI, chapitre 1, 1576, Paris, Fayard, 1986, p.17-18

24. Vincent DENIS et Vincent MILLIOT, « Police et identification dans la France des Lumières », Génèses, 54-1, 2004, p.4-27.

26. Eugène VAILLÉ, Le Cabinet noir, Paris, PUF, 1950

37. Roger CHARTIER et Henri-Jean MARTIN (dir.), Histoire de l’édition française, tome I, op.cit., p.385.

1. Claude LEFORT, L’Invention démocratique…, op. cit., p.68-69

2. Alexis DE TOCQUEVILLE, L’Ancien Régime et la Révolution, Paris, M.Lévy, 1856, p.308.

Publié dans Histoire

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