DES ÉPIDÉMIES UTILISÉES POUR RENFORCER LES FORMES DE CONTRÔLES
Utilisation massive de drones, caméras de surveillance pour détecter les gens fiévreux, traçage des populations… On a discuté avec le chercheur Félix Tréguer des systèmes de contrôle sécuritaires qui débarquent en France.
« Il faut déconstruire nos imaginaires aveuglés par le tout-technologique, car la technologie accentue les rapports de pouvoirs ».
Depuis plus de dix ans, Félix Tréguer milite au sein de la Quadrature du Net, une association dédiée à la défense des libertés à l’ère numérique. Avec ses comparses, il est souvent en première ligne face aux dérives de la surveillance et du contrôle des populations.
En septembre dernier, ils ont lancé Technopolice, une campagne qui vise « à documenter et à résister aux déploiements de nouvelles technologies policières ». Ils y recensent les dérives des villes et de l’industrie technosécuritaire : tentatives de reconnaissance faciale, utilisation d’algorithmes sur les vidéosurveillances présentes partout en France, déploiements de drones… Autant d’éléments qui ont tendance à se généraliser avec le confinement. Sans oublier le probable déploiement futur d’une application pour tracer les malades. De quoi faire écho au propos de Félix Tréguer, également chercheur associé au Centre internet et société du CNRS. Dans son livre L’utopie déchue, une contre-histoire d’internet, paru en septembre 2019, il montre comment les nouvelles technologies servent à amplifier le contrôle social.
Vous expliquez dans votre livre comment internet est devenu un « redoutable instrument des pouvoirs étatiques et économiques ». Comment analysez-vous la situation actuelle ?
Les événements participent à un renforcement de logiques de pouvoirs, de pratiques de surveillance, de contrôles des populations qui étaient déjà à l’oeuvre et qui ne font que s’accélérer. Elles vont sans doute trouver un nouveau type de justifications avec cette crise sanitaire, comme lors des crises antiterroristes. Ces dernières ont été utilisées pour imposer des nouveaux dispositifs de contrôle ou de surveillance numérique.
Il y a eu la « raison d’État », la « sûreté d’État » puis la « sécurité d’État ». Est-ce que nous pouvons parler désormais de « santé d’État » ?
Non, car le lien entre santé publique et contrôle des populations n’est pas fondamentalement nouveau. Quand on lit Surveiller et Punir de Michel Foucault ou les historiens des épidémies – notamment celle de peste à Marseille au XVIIIe siècle – on se rend compte que ces crises sanitaires amènent toujours les gouvernements à lier la population aux impératifs de la raison d’État pour sauver leur économie. Beaucoup d’épidémies ont été utilisées pour renforcer les formes de contrôles. Il y a plusieurs exemples en France, comme la peste à Marseille, mais aussi dans le contexte colonial. Et il y a une filiation entre le champs du militaire, de la défense des intérêts économiques et de la santé de la population. On avait juste complètement perdu l’habitude d’associer ces questions de santé publique et de contrôle des populations.
Pourtant, les épidémies du Sras ou du virus Zika en Asie ces dernières années ont déjà été l’occasion d’un renforcement de la gestion sécuritaire. Même si c’était resté suffisamment loin de nous pour que nous n’en ayons pas conscience, ça préfigurait ce qui est en train de se produire.
Dans une interview au Monde, Cédric O (le secrétaire d’État au numérique) a indiqué que « dans le combat contre le Covid-19, la technologie peut aider ». Il évoque notamment l’application StopCovid en préparation. Qu’est-ce que vous en pensez ? (1)
Cette phrase relève d’une forme de solutionnisme technologique. Cette idée qu’à travers une application, on va tout régler. On a un état qui a clairement été défaillant, coupable d’une impréparation totale, et qui – malgré le début d’un mea culpa d’Emmanuel Macron lundi – n’assume pas ses erreurs. Mais le débat lancé par le secrétaire d’État au numérique, relayé par toutes sortes de médias, focalise l’attention sur le backtracking [Cette façon de tracer les personnes qui ont le coronavirus pour identifier tous ceux avec qui elles auraient été en contact, ndlr]. C’est présenté comme la seule solution à peu près convenable pour organiser le déconfinement. Alors que sa réussite n’a pas été démontrée.
À Singapour, une des applications qui inspire le projet français a été téléchargée par 15 pourcents de la population. Ça ne les a pas empêché de faire un confinement généralisé début avril. J’ai du mal à voir comment ça peut être efficace. La revue américaine Science a publié une étude sur le sujet. Ses auteurs expliquent qu’il faut que l’application soit utilisée par un grand nombre de personnes pour que ça marche. C’est probable qu’une fois qu’elle sera déployée sur une base volontaire, le gouvernement argue de son inefficacité pour la rendre obligatoire. Les personnes identifiées par l’application comme « à risque » pourront être placées en quarantaine sous la surveillance et le contrôle des autorités. Surtout s’il y a une recrudescence de l’épidémie.
Le gouvernement a pourtant affirmé que « l’application ne géolocalisera pas les personnes » mais « retracera l’historique des relations sociales qui ont eu lieu, sans permettre aucune consultation extérieure, ni transmettre aucune donnée ».
Oui mais les dispositifs de surveillance, de manière générale, sont souvent introduits sous une forme édulcorée (par exemple le FNAEG ou l’accès aux métadonnées des communications internet par les services de renseignement, d’abord à des fins antiterroristes). Plus le temps passe, plus on constate qu’ils s’inscrivent dans le droit et les pratiques. D’ailleurs, si l’application devait restait volontaire, on a du mal à voir pourquoi un débat parlementaire serait nécessaire, comme Emmanuel Macron l’a évoqué dans son allocution. Si c’est volontaire, ça veut dire qu’on est sur la base juridique du consentement, qui épargne aux états de passer par la loi. Parler d’un débat parlementaire, et d’une loi a priori, indique qu’on se dirigerait vers des dispositifs plus coercitifs.
En même temps qu’il parle de volontariat, le gouvernement travaille « sur diverses possibilités d’aide à l’équipement » pour les 13 millions de Français concernés par la fracture numérique. Est-ce qu’on équipe pour mieux tracer ?
Il y a également eu des annonces de SFR qui parlait « d’offrir des smartphones ». Des entreprises ont aussi publié des statistiques sur le respect ou non du confinement (comme Orange avec l’Inserm). Ça a donné le fameux chiffre des 17% de Franciliens qui ont quitté l’Ile-de-France au début du confinement. Ce qu’on oublie, c’est que ces statistiques renvoient à des offres commerciales que les opérateurs télécoms mettent à disposition des pouvoirs publics dans le cadre des projets de « villes intelligentes ». Des offres qui, apparemment, ne marchent pas très bien. Mais là, c’était un moyen de leur faire un peu de publicité.
Ces statistiques sont des « données de bornage » de téléphones, qui ont été utilisées après avoir été agrégées et anonymisées. Est-ce qu’elles respectent pour autant nos libertés individuelles ?
Cela pose un problème juridique. Quand ces données ont été publiées, on a entendu la Cnil (Commission nationale de l’informatique et des libertés, ndlr) et plein d’acteurs dire qu’il n’y avait aucun problème de vie privée car ces données agrégées étaient anonymisées. À la Quadrature du Net, on invite à plus de réserve. Ces données sont anonymisées mais les opérateurs sont capables de dire qu’un individu était présent à Paris à telle date et qu’il a été ailleurs. On est bien parti d’une récolte de données personnelles. Le fait de les anonymiser n’apporte qu’une garantie très faible en terme de vie privée. Il y a un vrai débat juridique là-dessus.
Félix Tréguer, chercheur associé au CNRS et membre fondateur de La Quadrature du Net, une association dédiée à la défense des libertés à l’ère numérique.
—
1. https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/04/08/stopcovid-l-application-sur-laquelle-travaille-le-gouvernement-pour-contrer-l-epidemie_6035927_3244.html