GRAND BLUFF À NDDL
« Il est hors de question de laisser un kyste s’organiser, se mettre en place, de façon durable, avec la volonté de nuire avec des moyens parfois dangereux ». « Il faut respecter l’autorité de l’État. Donc, il y aura progressivement évacuation, avec méthode, territoire par territoire, à partir de cet automne ». La première citation est de Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur, en novembre 2012. La seconde est de Manuel Valls, alors Premier ministre en octobre 2016.
C’est peu dire que le quinquennat précédent nous a habitué aux rodomontades concernant la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Si l’on reprend le fil des déclarations gouvernementales des cinq dernières années, la « zone » a du se retrouver en instance d’expulsion une bonne douzaine de fois. Et, selon les décryptages journalistiques concomitants, par 1000, 2000, 3000 gendarmes, leurs blindés, leur peur au ventre, leurs futurs blessés, face à 100, 200, 300 zadistes, leurs armes, leur violence et leur idéalisme.
Pourtant, fin 2017, la ZAD est encore là. Le nouveau gouvernement, par la voix de Philippe, prépare sa décision concernant le projet d’aéroport. Cette fois, échaudés par cinq années de mensonges et de fanfaronades non suives d’effets, les journalistes seront prudents... Eh non ! On devra, faudra subir, encore et encore, leurs spéculations : quand ? comment ? combien de morts ? Avec cette nouveauté : les plumitifs les plus malins sont bien conscients qu’ils participent, sciemment ou à l’insu de leur plein gré, à une « guerre psychologique ». Les voilà donc scandalisés de servir le plan préparé en amont par la gendarmerie ? Que neni. Tout juste avouent-ils (pour certains) avoir été floués (mais c’est de bonne guerre) par quelques « confidences pas toujours fondées », distillées par des militaires qu’on avait rarement vu aussi télégéniques.
Au mois de décembre, alors que la décision gouvernementale concernant l’aéroport de Notre-dame-des-landes semblait imminente (elle sera finalement repoussée une fois encore en janvier), la presse était unanime : la zad serait bientôt expulsée. Un article de Télérama avait alors bien résumé la situation. Il décrivait les certitudes des journalistes télé quant à : l’évacuation ("c’est une évidence", "une décision certaine") la nécessité de cette évacuation ("c’est indispensable", "il en va de l’autorité du chef de l’État" face à cette "zone de non droit", cet "affront à l’État français", "il faut que la force légitime entre en action") la dangerosité des zadistes ("réplique ultra-violente" de zadistes "armés", organisés de façon "quasi-militaire" et parés au "combat") voire la nécessité de dépasser le "traumatisme" Rémi Fraisse.
Certains journalistes avaient alors notamment lourdement insisté sur "l’arsenal" des zadistes. Arsenal dont ils avaient eu connaissance... dans un article de presse. Qui, lui même reprenait des informations de.. la gendarmerie. Ainsi, toujours pour citer Télérama, citant des émissions de télévision :
« Ils ont piégé cette zone de 1 200 hectares, lit-on ces derniers jours », rapporte Caroline Roux, animatrice de C dans l’air.
« Depuis quelques jours, explique [une autre] reporter de France 2, dans les journaux, certains gendarmes anonymes décrivent tout un arsenal chez les zadistes les plus déterminés. » En fait de « journaux », seul un article du JDD est montré sous ses différentes formes (en ligne et sur papier). « Une note interne évoque des stocks d’engins incendiaires, des pièges dans les bois et même la présence d’armes à feu. » Sans parler des missiles longue portée fournis par la Corée du Nord. « Dans les états-majors, les militaires parlent de herses plantées de clous géants, de boules de pétanques hérissées de lames de rasoir. »
Toutes ces affirmations du mois de décembre étaient donc répétées par des journalistes qui reprenaient des journalistes qui eux-mêmes reprenaient des gendarmes. Finalement il n’y eut pas d’évacuation avant les fêtes, et les super infos des gendarmes se sont révélées bidons. Notamment, un (autre) article du JDD sur le sujet des "armes" fut réduit à l’état de blague par l’intervention de la photographe Val K, reprise par Lundi Matin, puis par Libération.
Et pourtant... Les mardi et mercredi 16 et 17 janvier (veille et jour de l’annonce gouvernementale concernant l’avenir du projet d’aéroport et de la ZAD) furent l’occasion d’une nouvelle frénésie médiatique. Cette fois, c’était certain, non seulement il y aurait évacuation, mais quelques journaux (cités par les autres) étaient en mesure d’en fournir les détails techniques, des chiffres et même des dates.
La semaine précédente, la Croix, sans préjuger de l’imminence de cette action, prédisait une opération "d’envergure" et militaire :
Une vingtaine d’escadrons de gendarmes mobiles, appuyés par le génie militaire et ses engins lourds – grues, pelleteuses, engins à chenilles ; une équipe de déminage ainsi qu’une dizaine de CRS à Nantes et Rennes. Trois mille militaires pourraient être mobilisés.
Lundi, BFM TV donnait la parole à Frédéric Le Louette, "président de l’Association professionnelle nationale des militaires de la gendarmerie du 21e siècle", qui ressortait la carte des armes et des pièges :
En l’état de nos informations, il y a des pièges, on les a vus. Il n’y a pas de fantasme. Les gendarmes ont des limitations dues à la loi, ce qui est tout à fait légitime, là où l’adversaire n’en aura pas. Ils ne devraient pas se gêner pour employer des cocktails Molotov. Les gendarmes mobiles qui interviendront devront se limiter à la lacrymogène. On n’a plus de grenades offensives depuis Rémi Fraisse. En milieu rural, c’était important, parce que ça avait un effet de souffle qui permettait de gagner du terrain. Cette munition va nous manquer à ce moment-là.
Le mardi, le Figaro annonçait de futures poursuites judiciaires contre les zadistes :
Lors de possibles gardes à vue, les éléments les plus radicaux pourraient faire l’objet d’une procédure judiciaire ou administrative d’interdiction de revenir sur le site. Sur le papier, deux semaines seront en théorie nécessaires pour reprendre cette zone de non droit, la plus vaste de France."
Mercredi matin, Europe 1 raconte l’envoi de 500 gendarmes mobiles à NDDL (dans le but de "s’assurer que des contestataires radicaux, de type "black-blocs", ne s’infiltrent dans la Zad"). :
À terme, une cinquantaine de compagnies de CRS et d’escadrons de gendarmes mobiles pourraient être engagés - soit 3.500 hommes et femmes - sans compter des gendarmes de brigades classiques. Des appels à volontaires ont par ailleurs été lancés dans toutes les régions de France.
Mais la radio ajoute des infos "exclusives" :
Selon les informations d’Europe 1, le délai pour une évacuation, indépendamment de la décision sur l’aéroport, est de 7 à 10 jours.
Sur France Inter à midi, on laisse Bruno Retailleau (qui ne s’est visiblement pas encore assez ridiculisé dans toute cette histoire) expliquer les manoeuvres en cours : un encerclement, une augmentation prochaine du nombre de gendarmes, et leur entrée progressive dans la zone. En parallèle, et sur la même antenne, un général de gendarmerie noie le poisson dans un flou très militaire ("niveau d’engagement des forces", évaluation des "adversaires"). Mais il conclue son intervention par une invitation aux journalistes à venir suivre l’intervention du côté des gendarmes, ces derniers subissant selon lui les mensonges et la désinformation des zadistes. Il évoque ainsi la nécessité de contrer "l’action psychologique des adversaires".
On ne peut être plus clair. La campagne médiatique du mois de décembre, sur la base du rapport "secret" de gendarmerie, autant que le début de déploiement policier de ces derniers jours (et la soit-disante stratégie qui l’accompagne), ont donc pour cadre une guerre "psychologique".
Comme le dit le CRS Johann Cavallero chez BFM TV "Parfois, quand on montre sa force, cela permet de ne pas l’utiliser."
Christophe Cornevin, journaliste au Figaro, dont il faut considérer la plume comme un relai direct de la parole policière, parle lui au lendemain des annonces du premier Ministre :
d’une guerre de communication et de l’image qui s’annonce âpre entre les zadistes et les forces de l’ordre." [cette phrase pointe d’ailleurs directement vers son propre article du mois de décembre].
Le Parisien résume la situation de manière encore plus franche :
L’évacuation, planifiée depuis des mois, a été conçue comme une opération militaire, y compris dans sa dimension psychologique.
Le journal avoue par la même occasion que la gendarmerie a ces derniers temps "distillé des confidences pas toujours fondées sur la radicalité des opposants"
Nous n’en sommes qu’au début de cette phase de bluff. Dans le cadre de cette bataille de communication la parole zadiste semble pour l’instant un peu désacordée. Certains d’entre eux ont répondu en promettant un nettoyage rapide de la fameuse route départementale dite "des chicanes", que le gouvernement a désigné comme enjeu prioritaire "d’ordre public". Quelques agriculteurs se placent sur le même registre que le gouvernement et décident de montrer un seing plus blanc que blanc en affirmant qu’il n’y a déjà "plus de zad" et en promettant le départ des "extrêmistes" (sic). A l’inverse, dans un article de Libération, étonnant éloge de la fameuse route « révolutionnaire » D281, d’autres zadistes se demandent si le déblayage de cette dernière ne correspondrait pas à un enterrement du "zadisme". Et rappellent à ceux qui voudraient détruire leurs cabanes :
On est unis depuis des années, on ne va pas se déchirer maintenant ! Vous avez eu besoin de nous, maintenant on compte sur vous.
Au mois de décembre, Télérama relevait les propos d’un avocat spécialisé dans le droit de l’environnement sur un plateau de France 5 :« C’est la manière la plus intelligente de fragmenter une contre-société, assure Arnaud Gossement. Vous réintroduisez de la propriété avec de nouveaux agriculteurs qui en général y sont attachés… » Je comprends mieux pourquoi les zadistes paraissent à la fois si risibles et dangereux aux yeux des experts : ils menacent le droit le plus sacré de notre État de droit, la propriété privée.
Côté gouvernement, certains journalistes continuent de nous expliquer qu’il y avait bien un projet d’évacuation de la ZAD "dans un délai de 10 jours" (ils n’auraient donc pas raconté n’importe quoi pendant toute une matinée !), mais que celui-ci a été abandonnée (au dernier moment ?) à cause de la .. trêve hivernale. Mais promis-juré-craché, non seulement la gendarmerie est en train de "placer la ZAD sous contrôle", en créant "aux abords une sorte de “bulle”" (dixit le Figaro), mais la grande bataille aura bien lieu à partir du 1er avril (sans blague ?). Ainsi, selon RTL :
Après la fin de la trêve hivernale au printemps, les forces de l’ordre commenceront l’évacuation totale de la ZAD. Une opération qui devrait mobiliser "une dizaine d’escadrons sur plusieurs jours", selon le général [de ... gendarmerie, Bertrand Cavallier].
Pour résumer : la mauvaise nouvelle c’est qu’on n’a pas fini d’entendre des conneries quant au sort de la ZAD ; la bonne nouvelle (pour dire ainsi) c’est qu’on sait désormais d’où elles viennent : directement des forces de l’ordre, tout à leur aise de pouvoir réactiver les bonnes techniques françaises anti-subversives.
Permettons-nous donc de rappeler à nos amis journalistes que le militaire, quand il parle de guerre, fut-elle de "communication", ne rigole pas. Il en connait les enjeux, il sait, parce qu’il connait ses classiques, que la phase la plus importante concernant la ZAD, c’est celle d’aujourd’hui. C’est elle qui permettra de déterminer le niveau d’engagement des troupes à venir. C’est aujourd’hui, et quoiqu’il se passe finalement, qu’il faut préparer les coeurs et les esprits à "la plus grande opération depuis longtemps pour la gendarmerie mobile et même la gendarmerie tout court", celle que 6 Français sur 10 souhaitent, celle qui fera des "blessés des deux côtés", celle pour laquelle on "craint" "des morts", à cause des "pièges", des pieux, des boules de pétanques hérissées de lames de rasoir, à cause de l’interdiction des grenades. À cause de Rémi Fraisse.
Quand un gradé de la gendarmerie parle d’"action psychologique" il ne faut pas entendre une formule militaire pour dire "opération de com’". Il faut entendre la référence au savoir-faire français en la matière. En matière de contre-insurrection. Nos collègues journalistes, s’ils ne veulent pas pousser trop loin la question peuvent au moins ouvrir wikipedia.
"La contre-insurrection, aussi appelée guerre contre-subversive, guerre contre-révolutionnaire, guerre contre-insurrectionnelle, contre-guérilla ou COIN (de l’anglais Counter-Insurgency), est une doctrine militaire qui vise à obtenir le soutien de la population dans le cadre d’un conflit opposant un mouvement insurgé à une force gouvernementale de contre-insurrection. Elle se base sur des actions civilo-militaires, des activités de renseignement, de guerre psychologique et sur le quadrillage par des patrouilles mobiles afin de mailler le territoire."
Actions civilo-militaires, renseignement, quadrillage de la zone, et guerre psychologique. Ça ne rappelle rien ? Rien du tout...
lundimatin#130, le 22 janvier 2018
Lettre aux comités locaux, aux soutiens du mouvements, et à toutes celles et ceux qui se reconnaissent dans le mouvement contre l’aéroport et son monde
On assiste ces dernières semaines à un déluge de déclarations médiatiques autour de la zad de NDDL et de son avenir – aéroport ou pas, expulsions ou pas, nouveau Larzac ou pas, blablabla. Autant dire qu’on ne s’y retrouve pas forcément, voire pas du tout, voire au contraire. Quelques retours nous portent à croire que c’est pas toujours très clair, pour les membres des comités locaux, les soutiens et les sympathisant.e.s, surtout celleux qui sont un peu loin. C’est à vous qu’on adresse cette lettre, parce qu’on a envie d’expliquer ce qu’on comprend de la situation, et aussi de porter une autre voix que celles qui se font le plus entendre.
On, c’est quelques habitant.es / occupant.es, de différents lieux de la zad, qui n’ont pas toujours les mêmes positions, mais se rejoignent souvent sur la volonté que la zad conserve une certaine radicalité qui ne soit pas que de façade, en restant attaché.es à ce que chacun.e puisse trouver sa place dans ce qui se vit ici.
Durant l’année qui vient de s’écouler, les relations entre les différentes composantes du mouvement contre l’aéroport et au sein des occupant-es ne se sont pas simplifiées. L’heure était plutôt à la crispation, sur fond d’incompréhensions mutuelles et/ou de désaccords politiques. Certain.es continuent néanmoins à maintenir et créer des ponts entre ces réalités qui se frottent et se heurtent. C’est plus que compliqué, et en même temps passionnant. On ne l’échangerait pour rien au monde avec une vie bien rangée. Mais ça nous pose beaucoup de questions qu’on aimerait partager, et c’est difficile de raconter tout ça sans rentrer dans les détails.
Même si ces frottements ne sont pas nouveaux, la perspective de l’abandon de l’aéroport, que semble ouvrir le rapport de la médiation, met une pression supplémentaire autour de ces embrouilles. Pourtant, l’enjeu de penser ensemble l’avenir de la zone reste fondamental pour beaucoup.
Les structures d’organisation du mouvement ont aussi évolué, avec deux transformations principales :
1) il y a quelques mois a été créée une "assemblée des usages" suite à des discussions autour de l’avenir des terres. Des personnes des différentes composantes, comités, associations... y participent tous les mois. Elle s’est donné des objectifs ambitieux : d’une part, discuter/gérer au présent l’usage des espaces communs sur zone, sur la base des six points, les différentes pratiques qui y existent, et les conflits qui peuvent éventuellement en découler ; d’autre part penser l’avenir de la zad après l’abandon du projet. En son sein, un fonctionnement par commissions s’est mis en place autour de différents thèmes. Ces commissions travaillent sur des questions plus ou moins précises, font remonter leurs travaux sous forme de propositions à l’assemblée des usages. Les composantes en discutent ensuite en "interne", puis rapportent leur accord ou leurs contre-propositions à l’assemblée des usages suivante pour qu’une décision y soit prise.
Ce nouveau fonctionnement répond aux attentes de certain-es qui le considèrent comme plus "efficace", et à une certaine forme de fatigue/lassitude liée aux difficultés d’avancer ensemble. On voudrait essayer de ne pas retomber dans les mêmes travers qu’ailleurs, en terme de confiscation de la parole et de séparation des décisions de celleux qu’elles concernent, bref de prises de pouvoir, et c’est un pari difficile à tenir. Réflechir et décider ensemble demande du temps, et donc aussi une capacité à s’extraire de l’agenda imposé par l’Etat. Pour certain.es d’entre nous, la diversité des paroles des occupant.es peinait déjà à s’exprimer en AG du mouvement, et l’AG des usages ne règle pas ce problème. Pour d’autres, ça semble quand même important d’essayer cette forme au vu des enjeux, tout en gardant ces questions en tête.
2) Par ailleurs, il s’est aussi passé des choses au sein du mouvement d’occupation. La réu du jeudi était jusqu’ici le seul espace vraiment commun de discussion des occupant.es. Mais entre la place prise par l’organisation du quotidien et le temps nécessaire à trouver des accords à la mesure de notre diversité, ça devenait difficile de discuter des sujets vraiment complexes. Des occupant.es ont donc décidé de créer une "AG des occupant.es", mensuelle, pour poursuivre ces débats de fond.
Ces derniers temps, on entend souvent parler de « la possibilité de négocier » (entre l’État et le mouvement anti-aéroport). Pas mal de monde (des comités, soutiens, etc.) semble se poser des questions à ce sujet. Il a été décidé, dans le cadre de « l’assemblée des usages », de la formation d’une « délégation intercomposante », dont la mission serait de dialoguer avec l’État sur le devenir de la Zad sans aéroport.
Pour nombre d’entre nous il semble important de rester uni.es face à l’État, alors que celui-ci fait tout pour nous diviser entre bon.nes et méchant.es, intégrables et réprimables.
C’est pourquoi, après des débats difficiles, il a été décidé que des occupant.es participeraient à cette délégation, notamment parce que les autres composantes vont de toute façon y aller. Beaucoup parmi nous ne sont pas d’accord ou n’en attendent pas grand-chose, parce que face à l’État, on ne gagne que ce qu’on peut prendre et tenir par la lutte, pas ce qu’il veut bien nous concéder. Mais dans un moment aussi critique, nous avons certainement intérêt à voir et savoir ce qui nous lie et nous a lié pendant ces années. C’est au-delà de la lutte contre l’aéroport que nous espérons trouver cette cohésion, parmi les occupant.es et entre composantes du mouvement.
Nous ne voulons pas croire qu’à ce moment clé, que certain.es appellent « victoire » et d’autres « abandon de l’aéroport », notre mouvement se déliterait et que l’on bataillerait chacun.e pour sa part du gâteau, dont la cerise serait l’accord bienveillant de l’État. Nous souhaitons au contraire signifier à l’État, ainsi qu’à celleux que notre mouvement effraie, qu’ensemble nous ne sommes pas seulement des obstacles à leurs projets, mais des entraves à leur logique, avec ou sans aéroport.
Que par le biais des négociations, l’État ait une prise sur ce qu’il se passera ici, c’est un fait. Mais ça ne signifie pas pour autant que nous lui ouvrons grand les portes de ce que nous avons construit, ensemble et sans lui. Il est et restera, pour nous, un adversaire politique, et nous continuerons à construire nos réalités.
Depuis le rendu de la médiation, les médias se déchaînent à notre sujet. LCI titre un de ses reportages, le 4 janvier : "Zadistes : des terroristes comme les autres ?". La démesure n’a plus de limites, on mélange et confond tout, pour créer une belle grosse image de peur. Parce que la peur, ça fait vendre du clic (ou du papier), et ça fait voter toujours un peu plus à droite aux prochaines élections. Les médias, en tant que deuxième peau bien épaisse d’un système déjà rôdé, ont d’ores et déjà lancé l’offensive, et attaquent de toutes part en jouant de tous les outils à leur disposition : mensonges, mauvaise foi, désinformation, information fragmentée et décontextualisée, caricatures,photos volées, suppositions, préjugés… Des classiques, et surtout de quoi engraisser le buzz et le sensationnalisme. La plupart des « infos » sorties sur NDDL sont soit des communiqués non sourcés de la gendarmerie soit de la manipulation grossière.
Pour l’État et ses représentant.es, inciter des éditorialistes sans aucune connaissance des luttes sociales à assimiler les mouvements subversifs à des terroristes, est un stratagème habituel de désignation d’ennemi intérieur. Une diversion bien pratique en plein chantier de casse sociale, qui lui permet en prime d’utiliser un arsenal judiciaire visant à surveiller, entraver ou museler les militant-es. Bref, de légitimer sa propre violence. En effet, comme on a pu le voir la liberté d’expression a pour frontières les notions floues de terrorisme.
Le glissement sémantique allant de "militant.es convaincu.es", vers "terroristes" en passant par "radica.le.ux" est particulièrement pernicieux. Même si cette diabolisation ne repose sur aucun fondement juridique, elle permet de faciliter grandement la répression et la surveillance des mouvements contestataires. Alors,oui, ils tenteront ce qu’ils peuvent pour affaiblir ce mouvement : manipulation d’opinion, opérations de police et barbouzeries diverses,... Mais surtout, ils chercheront à exacerber nos différences pour mieux nous diviser. Par ailleurs, lorsque d’autres rédacteur-ices dressent un portrait lisse, intégrable et apolitique nous ne les remercions pas plus que celleux qui nous criminalisent.
La zad n’a donc rien a voir avec l’image de camp retranché de dangereux décérébrés, véhiculée par les médias afin d’occulter le fond politique de ce qui est inventé ici au quotidien. Pour autant, la vie sur la zone n’est pas non plus une carte postale de gentil.les néo rural.aux en goguette. Comme partout, il y a des conflits d’usages, des embrouilles, des dérapages. Mais ici, nous tentons de régler ces questions collectivement, sans recours à des flics, à des juges, des matons ou des psys. Nous y mettons beaucoup d’énergie parce que nous croyons que c’est possible. Ce que certain-es appellent « zone de non-droit » est pour nous une zone où nos fonctionnements sont pensés, discutés, questionnés quotidiennement, et soumis à l’épreuve des différentes réalités. C’est leur loi qui punit les pauvres et protège les riches, leur loi qui met hors-la-loi, réprime la solidarité, les personnes sans-papiers, l’habitat libre et tant d’autres. Ce qu’ils appellent "non-droit", nous l’appellons "hors-normes". Et ce n’est pas plus la légalité que l’illégalité qui nous semble le critère pour juger de la justesse de nos actes. L’invention d’un modèle social en constante expérimentation, c’est parfois chaotique et forcément imparfait, mais c’est une tentative légitime même si elle pousse du coude les cadres et les normes. Et cette expérience collective, vécue, soutenue et rejointe par de milliers de personnes depuis une dizaine d’années, donne de l’espoir et du sens dans une époque ou le capitalisme ravage ce qui reste de respirable en ce monde. C’est pourquoi nous serons nombreuses à défendre la ZAD en cas d’intervention policière, ciblée ou totale, comme nous l’avons fait en 2012. Nous savons que comme alors, la lutte ne se jouera pas uniquement dans le périmètre de la ZAD, mais au sein de toute la constellation de liens, de luttes amies et de soutiens, présents pour certaines depuis des années. Et malgré l’asymétrie du rapport de forces annoncé (3000 CRS ? 6000 ?!!), nous résisterons au mieux avec l’ensemble du prisme de nos modes d’actions.
Car notre force est toujours cette diversité complémentaire, qui fait tant rager ceux qui veulent séparer les bons résistant-es des mauvais-es.
N’oublions jamais que la violence vient et viendra d’abord du système et de l’Etat qui en définit le niveau. Le gouvernement prépare ainsi l’opinion pour une évacuation d’une extrême violence, allant peut-être jusqu’au meurtre, comme a Sivens, avec l’aide des médias qui rabâchent jusqu’à la nausée les propos gendarmesques sur "la possibilité d’un mort".
Alors que l’État laisse entendre qu’il pourrait abandonner le projet, des personnes plus ou moins éloignées de notre réalité dévoilent dans les médias leurs projets pour la zad. Nous ne les avons pas attendu.es pour penser notre avenir. L’État et le système qu’il défend nous emmènent droit dans le mur, et plutôt que de contribuer au désastre en cours, nous nous sentons légitimes à essayer ici de vivre différemment.
Comme convenu avec l’ensemble du mouvement, nous voulons un gel de la situation foncière une fois les historiques revenu.es dans leurs droits , afin de créer une entité issue du mouvement qui prendra en charge ces communs. On peut souvent lire ou entendre qu’une zad d’après l’abandon reviendrait peu ou prou à sa vocation uniquement agricole d’avant le projet. Si cette lutte fut dès ses débuts une lutte pour la défense des terres, elle s’est depuis élargie, notamment avec l’arrivée des occupant.es. Des gens vivent et luttent ici, y ont développé d’autres pratiques depuis des années, et entendent bien continuer.
N’en déplaise à ceux qui veulent nous aménager en zone pacifiée de commerce équitable, nous souhaitons continuer à produire et/ou vivre, hors cadre et hors normes. Nous voulons aussi continuer à inventer d’autres manières de partager et d’échanger en dehors du seul lien marchand, pour être moins dépendant.es de l’état et du marché, mais aussi pour nos voisin.e.s et pour soutenir d’autres luttes. Nous désirons aussi continuer à définir nos propres règles et gérer nos conflits. On n’a pas de réponse prémâchée sur comment vivre autrement dans ce monde, sur les contradictions qui nous traversent, et les compromis qu’on est prêt.es ou pas à accepter.
Nous voulons prendre soin ensemble des espaces communs (routes, espaces boisés, prairies, lieux de réunion...) ; travailler à renforcer les liens de confiance qui nous unissent déjà à nos voisin.e.s, et à déconstruire les préjugés et les fantasmes qui nous séparent de beaucoup d’entre elleux (notamment via l’organisation d’info-tours dans les bourgs alentour, la participation à la dynamisation du bourg voisin...). Pour autant, nous ne voulons pas d’une zad où seul.e.s pourraient rester celleux qui présenteraient bien devant les journalistes, accepteraient de prendre un statut légal ou pourraient/voudraient bien payer des factures. En d’autres termes celles et ceux qui ne feraient pas tâche sur la photo de famille. Nous voulons que la zad reste diverse et surprenante, qu’y cohabitent des gens aux pratiques variées, parce qu’attaché-es à des idées politiques différentes. Nous avons défendu cette zone ensemble, nous continuerons à l’habiter ensemble. Nous voulons donc que TOUT le monde puisse rester, sans exception. Certain.es partiront peut-être, d’autres arriveront, d’autres ne feront que passer. Comme ça a toujours été le cas. Mais qu’il n’y ait ni expulsion, ni aucune forme d’intervention policière visant à réprimer certain.es d’entre nous. Nous pensons aussi à toutes celles et ceux qui ont déjà subi la répression. Nous souhaitons l’amnistie pour les personnes condamnées dans le cadre de la lutte contre l’aéroport. Nous sommes prêt.es et déterminé.es à lutter pour.
Enfin et peut-être surtout, nous souhaitons que la zad reste une zone de lutte. Ensemble, nous avons sorti ces terres de leur destruction programmée, y avons mis en place des formes de vie qui nous correspondent, plus collectives et autonomes et ne souhaitons pas nous arrêter là. Nous luttons contre l’aéroport et son monde. Et même si le projet est abandonné, son monde continuera d’exister, et nous continuerons de le combattre de toutes les manières qui nous sembleront pertinentes. Nous continuerons à lutter contre les infrastructures et les projets d’aménagement du territoire ; contre les politiques migratoires et le racisme d’État, aux côtés de celleux qui subissent plus que nous la violence systémique. Nous continuerons à prendre la rue, à occuper des bâtiments et des places publiques avec les travailleureuses, chomeureuses, étudiantes, précaires (que nous sommes parfois) contre les politiques capitalistes qui nous mettent un peu plus à la merci de l’économie. Nous continuerons aussi le travail de déconstruction des dominations qui traversent notre société (sexisme, racisme, specisme, agisme...) en les visibilisant et en les combattant, sur la zad et en dehors.
Alors que le mouvement envisage le triste jeu des négociations avec l’état, nous espérons réussir à préserver ensemble les espaces de liberté qui font de la zad une zone un peu plus respirable que le reste du monde. Ce pari, nous ne sommes pas du tout sûr.e.s de le gagner, mais on préfère tenter plutôt que de se laisser diviser.
Quant à la portion de la D281 qui traverse la Zad, la dite « route des chicanes », elle est à nouveau au centre de l’attention. Des voix s’élèvent dans les médias (venant parfois du mouvement) pour réclamer son « ouverture », voire sa "libération".
Le moins que l’on puisse dire est qu’il n’existe pas sur la zad de position consensuelle à son sujet. Depuis sa (re)naissance lors de l’opération César, elle a été le théâtre de conflits politiques, d’usages et/ou de voisinage, et nous rencontrons des difficultés pour trouver des solutions qui conviennent à tou.te.s - habitant.es, occupant.es, riverain.es et autres usager.es, ou autres composantes du mouvement. Nous n’y avons pas les mêmes évidences, ni les mêmes intérêts.
Fermée par les autorités depuis 2013, la route est à la fois habitée en plusieurs lieux de manière plus ou moins stable, traversée de nombreux chemins quotidiens, et circulante aux véhicules légers et tracteurs. Elle voit donc coexister plusieurs pratiques et enjeux. S’y croisent celleux qui y vivent, celleux qui y voient une situation de rencontre -même muette- entre des mondes, celleux qui l’empruntent quotidiennement, à pied, en vélo, à quatre pattes, à côté de véhicules dont la vitesse est réduite, celleux qui l’empruntent pour des raisons pratiques, de travail ou d’accès rapide...
On sait aussi que certain-es n’osent pas ou plus la prendre, excédé.es ou effrayé.es par des histoires parfois avérées, relevant parfois de la rumeur ou de l’exagération. Il est clair qu’il y a eu sur cette route des actes et comportements abusifs, auxquels les occupant.es n’ont pas toujours su réagir de manière adéquate. Mais nous ne pouvons pas réduire le débat ou les conflits autour de la route à ces actes.
Au-delà de nos difficultés à trouver une forme pérenne d’existence à cette route vivante, ce qui dérange c’est aussi l’idée d’un espace commun dont la gestion autonome échappe aux lieux de pouvoir. De nombreuses agglomérations sont parsemées de ralentisseurs, de zones où la circulation est limitée ou réservée aux riverains (voire totalement privatisées). Pourtant, rarement l’on y voit tant d’ardeur à contester l’existence de ces dispositions.
La défense et la protection face à l’État ne sont plus depuis longtemps les seuls enjeux de l’occupation de cette route. Nous savons bien qu’une barricade n’arrête pas un bulldozer protégé par des flics, pas longtemps en tout cas. Pour autant, notre attachement à cette route ne relève pas d’un "folklore barricadier" à balayer d’un revers de main ou à muséifier (même si des fois on aime bien cette carcasse de voiture rouillée taguée RÉVOLTE, où s’autogère une plate-bande sauvage).
Nous accordons au contraire une importance proprement politique au devenir de cet espace et de ce qui s’y joue : lLa remise en cause de la vitesse, de la place de la voiture dans nos vies et sur le territoire, enfin d’une certaine vision fonctionnelle de l’espace qui en décide l’usage d’en haut plutôt que sur le terrain. Ces questions seront toujours d’actualité après une hypothétique fin de la menace policière. Pour nombre d’entre nous, cette route est aussi une part, petite mais vitale, de cette lutte de l’imaginaire.
Voilà pourquoi si cette route redevenait une simple route, au détriment de tous les usages qui s’y sont créés depuis 5 ans, une partie du mouvement le vivrait comme le début de la normalisation de la Zone. Nous savons que faire coexister des réalités si multiples demande de l’implication, de l’énergie et des actes marquants. Nous nous sommes déjà réuni.es afin de se poser cette question collectivement et continuerons à le faire. On considére souvent ici les conflits d’usage et politiques comme l’un des sels de cet espace. Et si l’excès de sel nous fait tirer la langue, un plat fade ne nous tente pas.
Vous le savez sûrement : quelle que soit la décision du gouvernement, nous vous invitons à nous rejoindre sur la zad le 10 février pour fêter cette victoire si elle est actée, ou la hâter le cas contraire. Nous vous attendons nombreuses pour préparer la suite, en veillant à laisser de la place à ce qui nous a rendu fort.es jusque là : la coexistence dans un même combat de nombreuses cultures de luttes se complétant mutuellement, cette diversité qui ne laisse pas d’angle d’attaque au gouvernement. Les liens qui tissent cette lutte forment une trame qui ne saurait disparaître avec la fin de la zone à défendre. Soyons fort.es de ce passé commun pour construire la suite de ce récit, pour continuer nos recherches d’un monde plus juste et réfléchi plus communément, pour préserver ces connexions qui ont tellement impacté nos vies et se multiplieront encore.
La zad vivra, pas parce que nous sommes une « cinquantaine d’irréductibles ultras-violents », mais parce que nous sommes des milliers à avoir un attachement fort à cet espace, pour des milliers de raisons. Et ça, ça ne changera pas avec un abandon.
Comme peuvent l’être Bure, la No Tav ou Roybon, ce projet d’aéroport n’est qu’un symptôme d’une société en crise profonde, à la fois économique, politique et sociale. Des symptômes auxquels d’autres tentent de répondre par l’accueil de réfugié.es, la recherche d’une agriculture respectueuse du vivant, ou le féminisme radical (entre mille autres luttes que nous devrions citer ici).
Ce monde est empreint d’oppressions et d’inégalités, et si l’idée n’est pas de le jeter complètement à la poubelle, elle est au moins d’y provoquer des changements, profonds, radicaux c’est à dire qui s’attachent à la racine. Peu importe les préjugés que fait naître ce mot, il y a en nous de radical tout ce qui cherche un changement profond dans quelque chose. Nous sommes tou.tes radical.aux.
En ça, notre lutte ne s’arrête pas aux portes d’un aéroport abandonné. Elle se poursuit au-delà, et tant que des bétonneurs sans scrupules continueront à piller des ressources et des espaces, nous continuerons d’entraver leurs machines. Sans pour autant que l’on ait envie de quitter cette zone, qui, dès lors que son avenir sera acquis au mouvement anti-aéroport, pourra constituer une base arrière solide pour ouvrir d’autres brèches, et faire exister de la solidarité là où l’état et le marché nous séparent et nous isolent.
Bien sûr, l’abandon du projet d’aéroport, s’il se confirme, sonnera comme une victoire. Cela enverra un message à toutes les autres personnes et collectifs en lutte : les états et les multinationales ne sont pas tout puissants. Nous n’avons pas à accepter et subir tous leurs désirs. Nous pouvons dire Non, nous organiser pour les faire reculer. Nos luttes peuvent être victorieuses.
Néanmoins, nous sommes beaucoup sur cette zone à considérer que l’abandon de l’aéroport ne constitue qu’une victoire partielle. Alors que nous tentons d’empêcher la construction d’un aéroport, plus de 400 autres sont en projets ou en construction dans le monde. Alors que nous déclarons, Pas d’aéroport, ni ici, ni ailleurs, celui de Nantes Atlantique sera tout de même agrandi, au mépris de toute considération pour le changement climatique et ses effets déjà bien perceptibles. Certes, le projet est sur le point d’être enterré, mais le monde qui va avec est, lui, encore bien vivant et va continuer son oeuvre prédatrice.Il serait dommage que la formidable force collective qui s’est constituée avec des centaines de comités et des milliers d’individu.e.s impliqués dans cette lutte s’éteigne. On aura encore à lutter ensemble pour préserver et arracher des marges de liberté, ici et ailleurs. Car des zones à défendre, il en existe des milliers.
Quelques occupant.es de la zad
le 15 janvier 2018
DÉCHICANISATION, COMME UN MALAISE
Lettre ouverte à une amie sur la situation présente à Notre-Dame-des-Landes après l’abandon par le gouvernement français du projet d’aéroport, mais non de celui d’expulser de la ZAD ses occupants « illégitimes »
Chère B,
J’entends bien que tu as participé en toute honnêteté, en toute conscience de militante, et non née des dernières pluies, comme quelques autres de mes lointain-e-s et proches, à un processus démocratique – ou du moins défini tel par la logique dominante - de discussion, aboutissant à la décision majoritaire de « dégager », sur le site de NDDL, l’emblématique ROUTE DES CHICANES : décision dont cependant tu dis toi-même craindre qu’elle ne génère des « accrochages » (ce qui signifie, à mes yeux : qu’elle ne cristallise des divisions, voire de violentes oppositions et fractures internes, ce qu’attend vraisemblablement le pouvoir).
Je ne suis évidemment pas en position d’en contester la validité, ni d’en prédire les conséquences. Je n’ai, comme l’on dit, pas voix au chapitre.
Mais permets-moi de te soumettre, depuis mon (pas si) lointain Mexique, quelques interrogations et réactions.
1. Pourquoi si vite ? Pourquoi devancer l’ultimatum du pouvoir ? Cela sent (pardon, mais j’ai le nez exercé) le marchandage occulte, les arrangements de sous la table. Qui réellement négocia avec qui ? Qui s’engagea à quoi ? Et surtout : Qui lâcha qui(s) dans cette affaire ? Qui a (ont) intérêt à « calmer le jeu » en perspective d’une « négociation » sur l’avenir de la ZAD », soit, sur l’occupation productive du territoire ? Et enfin : au prix de quel abandon ?
2. Pourquoi une décision régie par le principe mathématique de la majorité, ce qui signifie : contre une minorité ? N’aurait-il pas été plus sage et plus conforme à la dynamique historique de NDDL, de se donner la peine (comme l’on fait dans les communautés indigènes du Mexique ou d’ailleurs, et particulièrement au sein du mouvement néo-zapatiste au Chiapas) de parvenir - et tant pis pour le temps que cela exige - à une décision UNANIME ? N’est-ce pas se soumettre au modèle frelaté de « démocratie » que toute l’expérience de NNDL précisément récuse ?
3. Cette hâte à nettoyer la route, quels qu’en soit les motifs argumentables affichés, s’apparente, en termes tactiques, à déposer les armes avant qu’aucune garantie de paix n’ait été donnée par l’ennemi : erreur fatale comme l’attestent mille exemples historiques. Pour mémoire – pardon si je parle encore depuis le Mexique - : l’EZLN, quoiqu’engagée dans un processus pacifique, n’a jamais déposé les armes, consciente qu’elle est de l’absolue duplicité du pouvoir.
4. En termes symboliques, cela me paraît franchement désastreux. Il y a comme un fantasme hygiéniste à l’œuvre dans cette opération. Effacer des traces, ce n’est jamais innocent. La route en question constitue l’une des plus fortes images (mémoire-trace-symbole) de la résistance, une forme concrète d’affirmer : « No pasarán »… S’empresser de vouloir la dégager, disponibiliser, normaliser, propriser, sous le prétexte de passer à une étape « constructive » (les précédentes ne le furent-elles donc pas ?), cela me semble vouloir effacer du même coup l’énorme portée de son nom même : route des CHICANES, c’est-à-dire des fragiles entraves, des « remparts de brindilles » que les exclus de l’ordre dominant, les impossibles, les irréductibles, les sans-titre et sans-nom, soit, comme dirait Eduardo Galeano, les NADIES, construisent, comme ils peuvent, avec des débris de métal rouillé, des pneus crevés, etcétéra, pour l’empêcher d’avancer davantage, ne serait-ce qu’un temps, pour l’empêcher de parvenir à les écraser définitivement. Détruire les chicanes, c’est alors, toutes proportions évidemment gardées, comme démolir les vestiges des maisons bombardées pour reconstruire l’après-guerre dans une logique d’oubli. On sait aujourd’hui où conduisent les logiques d’oubli : à la renaissance de toutes les formes du fascisme.
5. Je suis consterné par les propos, relayés par Europe 1, de Julien Durand, porte-parole de l'Acipa, justifiant la décision de dégager la route sur le thème ‘tourner la page’, (je ne sais pas si cette inquiétante expression est de lui ou des journalistes) : "Puisque que le projet de Notre-Dame-des-Landes est abandonné, il n'y a plus de menace et nous ne sommes donc plus dans une phase de résistance. Désormais, il faut penser autrement, c'est-à-dire penser l'avenir de la zone pour qu'il y règne une bonne entente, une sérénité, et un dialogue pour aboutir à une vie quotidienne normale." Ils me semblent d’un angélisme accablant – « bonne entente », « sérénité » = déni de toute dimension politique et du caractère éminemment fécond de la conflictivité inhérente à cette expérience communautaire hétérogène -, et par ailleurs gravement réducteurs : il ne s’agissait donc QUE de l’opposition au projet d’aéroport – et alors « on a gagné » - et non pas, en même temps et transcendant cette opposition, d’une expérience historique exceptionnelle et par essence a-normale, hors-norme, innormalisable, qui demeure, quant à elle, évidemment menacée ? Il ne s’agit donc plus de résister à l’ordre dominant (qui ne s’est pas miraculeusement aboli avec l’abandon du projet) en continuant de nourrir la « page », mais seulement de la « tourner »? Seulement de revenir à « une vie quotidienne normale » ?
6. Parlons, puisque l’occasion s’en présente, des rapports entre la « page » et sa/ses « marge(s) » : c’est un paradigme pertinent, tout aussi bien pour comprendre quelque chose dans l’histoire du long processus dit d’hominisation (qui nous séparerait, comme certain-e-s s’obstinent encore à croire, de ce qu’elles-ils nomment les bêtes) que dans celui de la construction (individuelle ou collective) d’une quelconque pensée, d’une quelconque pratique dans les sociétés humaines, ou dans celle des rapports sociaux eux-mêmes, et, surtout, DANS CE QU’IL EN RESTE POUR AUTRUI, c’est-à–dire dans ce que l’on transmet à celles et ceux qui nous survivront. Pages nettes, « mises au propre » (comme on disait à l’école), utiles à l’avenir, bonnes à communiquer, qui se taisent pudiquement ou bien obscènement (sacrifice rituel en forme de déni d’origine) sur leur envers, c’est-à-dire, en vérité, sur ce qui les nourrit et les fonde : ces marges sales, saturées de taches et de graphes informes ; ces marges honteuses que « l’ordre public » enjoint de s’effacer, dans le passage du brouillon au texte publiable. Or si c’est seulement la page que retient l’Histoire (ou du moins l’Histoire officielle), ce sont pourtant ses marges, et elles seulement, qui la font UNE histoire, NOTRE histoire.
7. L’une des dimensions essentielles de cette expérience n’était-elle pas qu’elle aura permis, comme et plus que quelques rares autres, à des jeunes et moins jeunes « en rupture de système », c’est-à-dire porteurs de la plus belle, la plus saine espérance de sortir enfin, de forme « légale » ou non, mais de sortir EN ACTES, à leur propre manière, de ce cycle de mort qu’on nous impose pour seul destin, seul horizon possible - de se reconstruire comme sujets en reconstruisant collectivement, comme disent nos frères zapatistes, un « autre monde possible où trouvent place tous les mondes » ? Si ce sont eux qui doivent aujourd’hui, au motif apparemment consensuel du « désengagement de la route des chicanes », se trouver sacrifiés sur l’autel de la « normalisation » ou de la « pacification », alors, chère B., l’aventure exceptionnelle de NDDL tombera misérablement, pour notre plus grande honte, dans les tristes et lugubres poubelles de l’Histoire.
Marc Georges Klein, janvier 2018
https://nantes.indymedia.org/articles/39868