DANS LES GRILLES DE L’INSEE
Linky et les données « carroyées »
Dans Les secrets de Linky1, nous avions vu comment Enedis (ex-ERDF), cette entreprise aux pratiques brutales - suivant le médiateur de l’Energie2 - comptait vendre nos données personnelles pillées par Linky à l’échelle du maillage IRIS de l’Insee. Parmi les nombreuses réactions suscitées par ce texte, il y avait celle de cet employé de l’Insee qui nous glissait : « il y a bien pire que la maille IRIS, il y a le carroyage, vous devriez voir… » On a été voir et on n’en est pas revenus. On a beau être cyniques (?), blasés (?), résignés (?), quant aux multiples
moyens techno-administratifs d’espionnage et de gestion du cheptel humain, il nous arrive encore d’être confondus de l’ampleur et de la précision de ce que la machine à gouverner sait de nous. Non que les circuits et le fonctionnement de cette machine relèvent du secret d’Etat. C’est juste qu’il faut - et il suffit - de s’y intéresser, même si le détail est aussi rebutant qu’un volume de jurisprudence en matière d’assurances ; et que les organisations militantes, toutes nuances confondues, ont toujours des sujets bien plus urgents à l’ordre du jour. Le techno-totalitarisme, on verra trop tard.
Vendeurs et annonceurs, la solution « GéoFoyers+ » est pour vous. Ses atouts : un fichier complet de plus de 20 millions de foyers géolocalisés, avec adresses postales et numéros de téléphones fixes et mobiles à jour. De nombreux critères de segmentation : âge, civilité, catégorie socio-professionnelle, niveau de richesse, zone de chalandise, habitat individuel/collectif, propriétaires/locataires.
Encore plus de précisions ? Optez pour « Consommateurs et Familles », une base comportementale fiable ! Voulez-vous toucher des mariés, célibataires, divorcés, veufs ? Combien d’enfants et de quel âge ? Des femmes enceintes ? Des fonctionnaires, artisans, retraités ? Des ménages ayant l’intention de déménager ou de réaliser des travaux ? Ayant déposé un permis de construire ? Quelle surface habitable et avec quel niveau de richesse ? Des possesseurs d’automobile ? Quelle marque, quel modèle ? Ou bien ceux qui ont l’intention d’en acheter une ? Des possesseurs d’iPhone ? De chiens, de chats ? De piscine ?
Dans notre base de données, les profils précis de 45 millions de cibles ! Ne tirez plus à l’aveuglette ! Ceci n’est pas du bluff, mais l’offre du groupe Cartegie, pionnier français de Data marketing et Data management, qui « fait parler les données pour les transformer en connaissance client. »3
- Allo ? Je suis Laurence et je vous appelle pour vous proposer une nouvelle offre de volets automatiques écologiques à reconnaissance vocale numérique !
Comment une telle traque de notre vie privée est-elle possible ? Croisez les innombrables fichiers administratifs et commerciaux (chaque Français figure dans 400 à 600 fichiers). Ajoutez-y les rapports issus de notre « activité numérique croissante » - ces milliards de données que la Silicon Valley nomme le big data - et, aubaine supplémentaire, « l’open data », autrement dit les données sur la gestion des populations, publiées par les administrations : toutes ces informations finissent dans les filets électroniques des marchands de données. Vous obtenez, moyennant tri, structuration, agrégation des données, des profils précis ; ces courriers publicitaires qui encombrent vos boîtes à lettres, ces coups de téléphone insistants à l’heure des repas, ces bannières publicitaires qui s’affichent sur vos écrans.
Le pillage des données personnelles est l’un des griefs des opposants au compteur communicant Linky. On a expliqué comment ce mouchard à domicile pillait des informations sur notre vie privée : présence ou absence chez soi, niveau de consommation d’électricité selon les heures, habitudes, changements dans votre situation, entre autres.
Ce que nous enseigne ce détour par les profiteurs de l’économie numérique, c’est à quel niveau de détail s’effectue désormais ce pillage. Si ces chasseurs peuvent nous cibler si précisément, c’est à cause des progrès de la police des populations. L’Etat et ses services fournissent aux industriels les armes de leur traque infinie. Parmi elles, le carroyage des données est redoutable.
DIS-MOI DANS QUEL CARREAU TU VIS, JE TE DIRAI QUI TU ES
Dans un texte précédent, nous avions vu comment, grâce à Linky, Enedis (ex-ERDF) pillait les données à l’échelle IRIS de l’Insee – c’est-à-dire en découpant le territoire en mailles de 2000 habitants.4 En fait, les grilles de l’Insee se resserrent sans cesse et permettent aujourd’hui le vol des données personnelles à une échelle minime : un carreau de 200 mètres de côté. Regardez votre rue, votre quartier, votre hameau : combien de foyers sur 200 mètres ? Ce quadrillage est si fin que l’Insee s’impose un nombre minimum de 11 foyers par carreau pour publier les données correspondantes, dites données carroyées. Lesquelles concernent le nombre total d’individus du carreau, leur répartition par tranche d’âge, le nombre de ménages présents depuis cinq ans et plus dans leur logement, le nombre de ménages en logement collectif, la surface cumulée des résidences principales, le nombre de ménages d’une personne, le nombre de ménages propriétaires, le revenu fiscal. Soit des informations détaillées sur notre situation et notre mode de vie.
Un tir aux pigeons pour les chasseurs : « Cartegie utilise dorénavant le carroyage, une nouvelle méthode plus précise et ultra pointue de découpage géographique du territoire français. Grâce à cette nouvelle approche, Cartegie donne à ses données géolocalisées un niveau de précision jamais atteint et inédit sur le marché du data marketing. »5
L’Insee, le service public de la statistique, fournit un contenu précis issu du recensement, des déclarations de revenus, de la taxe d’habitation. Le ministère de l’Environnement publie les permis de construire. Et l’Institut national de l’information géographique et forestière, ce vieil IGN de nos cartes de randonnée, s’est mué en « acteur du numérique » avec son « portail officiel de l’information géolocalisée ». En clair, l’IGN vend aux entreprises des cartes intégrant le carroyage et la géolocalisation de l’information.
Rappelons que le terme « statistiques » vient de status – Etat, en latin (mais aussi state en anglais et Staat en allemand) : les statistiques, depuis les premiers recensements (en Chine au XXIIIe siècle avant J.C) sont l’instrument du pouvoir pour dénombrer ses sujets et ses richesses, pour collecter l’impôt et mobiliser ses troupes - pour exploiter les moyens de sa puissance, mais aussi pour répartir les fonds publics, prévoir le nombre d’écoles ou d’hôpitaux, connaître l’état du pays.
Jusqu’à une période récente, les statistiques fournissaient des informations grossières dont chacun pouvait faire son miel, simple citoyen curieux, militant, journaliste. La précision acquise par l’utilisation des outils informatiques, et surtout, des innombrables émetteurs électroniques de données – smartphones, Internet, capteurs, caméras, puces RFID et maintenant, Linky6, modifie la nature de celles-ci en les intégrant à la technologie – à un système. Il faut des calculateurs, des algorithmes, des logiciels pour les exploiter. Exit le simple curieux, le militant, le journaliste, place aux data managers, aux start up et à Facebook, aux technocrates. Désormais, les statistiques alimentent la machine à gouverner au péril de notre liberté. Et toujours avec la validation de la CNIL.
Vous avez l’impression d’être du gibier ? Vous en êtes, toujours plus traqué au sein de ce qui reste de votre intimité – pour ne pas parler de votre for intérieur. Il suffit de consulter les données Insee de votre carreau, d’y superposer les données d’Enedis pour tout savoir de votre vie. Les fouineurs peuvent y ajouter l’image, puisque Google a pris la peine de nous photographier d’en haut. C’est ce qu’ont fait certains en 2013, lors de la première mise en ligne des données carroyées par l’Insee. Suite à un petit problème informatique, les informations concernant des centaines de carreaux avec un ou deux ménages seulement ont été publiées… et téléchargées plus de 1000 fois par des internautes. Facile, dès lors, de savoir que le célibataire déclarant le plus haut revenu (1,745 millions) vit dans une belle oliveraie du Vaucluse.7 Ça, c’est de l’open data.
Bien sûr, chez Enedis on n’est pas aussi maladroit qu’à l’Insee, aucun risque qu’un petit problème informatique ne disperse nos informations personnelles sur les réseaux.
Chez Enedis, on a une équipe de data scientists dans une cellule nommée « La Fabrique numérique » consacrée au big data. Celle-ci diffuse les données de consommation électrique aux collectivités, aux propriétaires d’immeubles, et à tous les data marketeurs. Et « d’espérer voir des start-up s’emparer de ces jeux de données pour en trouver de nouvelles exploitations », comme dit un site spécialisé8 qui euphémise sur « ce volet un peu souterrain du projet Linky ».
On n’a pas fini de supporter les « nouvelles exploitations » de nos données par les start up. Voyez la recommandation de l’Union française de l’électricité dans un rapport sur « l’eldorado » du big data9 : « Assurer la réciprocité de la mise à disposition des données avec d’autres secteurs économiques (télécoms, mobilité...), afin de tirer profit des nouvelles opportunités économiques rendues possibles par le croisement de ces données ». C’est de vous, gibier, que parlent ces braconniers.
Le patron du numérique chez Enedis, Christian Buchel, nous prévient : « Nous allons passer à l’industrialisation et travaillons à monter en granularité jusqu’à la plus petite maille possible du réseau, de l'ordre d'un quartier urbain. »10 Confirmation du ministère de l’Environnement et de l’énergie en plein cœur de l’été : « Ces données, accessibles à tous, sont un outil très utile au développement des start-up soutenues au travers du plan Green Tech verte mis en place par Ségolène Royal (…) Les données seront produites à la dimension du quartier et à la dimension du bâtiment (comprenant plus de 10 logements pour les bâtiments résidentiels). »11
Où l’on comprend, une fois de plus, que les « technologies vertes », la « croissance verte », le Green New Deal et autres plans bilingues « Green Tech verte » sont autant de déclinaisons marketing de l’Enfer Vert, projet techno-totalitaire imposé au nom d’une fausse préservation de la planète.12 Il n’est ici question que de technologies, c’est-à-dire de la destruction conjointe de la planète et de nos libertés.
AVEC LE BIG DATA, L’ANONYMAT N’EXISTE PAS
On sait que les données récoltées par les opérateurs, y compris publics, sont revendues et partagées avec des tiers dont nous ignorons tout. Jusqu’à ce que Laurence nous propose ses volets automatiques. Mais pas de problème, jurent-ils tous : non seulement, en braves citoyens, vous n’avez rien à cacher, mais les informations vous concernant sont a-no-ny-mi-sées. C’est ce qu’assure Orange dans sa pub pour sa solution Flux Vision, qui vous aide à « mieux connaître [vos] clients, décrypter leurs habitudes de consommation, leur comportement d’achat pour leur fourguer plus de camelote améliorer les services offerts ».13
Flux Vision « convertit chaque minute les quatre millions de données mobiles [des abonnés Orange] en indicateurs statistiques », par exemple pour mesurer la fréquentation d’un lieu ou le déplacement des populations. Ceci, naturellement, en tout anonymat. La preuve, c’est validé par la CNIL. Et comme nous bien sûr, vous avez confiance dans la CNIL, cette marionnette de l’Etat.14
Notez ce détail au passage : désormais, il existe aussi des producteurs privés de statistiques.
Anonymes, vraiment ? Il nous faut à nouveau briser vos illusions et vous parler de ré-identification. En jargon technocratique, ce néologisme désigne le risque de retrouver l’identité d’une personne d’après ses données personnelles, en dépit des techniques d’anonymisation. Comme avec les données carroyées de l’Insee en 2013. D’autres exemples de ce type se sont produits avec AOL ou Netflix. En réalité, et c’est un rapport du Sénat qui l’admet, « il suffit de peu de données - et des données anodines en apparence - pour que l'empreinte laissée par celles-ci permette d'identifier une personne parmi d'autres, ce qui permet de la retrouver dans la base en dépit de son anonymisation et donc d'avoir accès, ensuite, à tous (sic) son dossier. »15
Le Sénat, qui recommande bien sûr de poursuivre le développement de l’open data, note avec cynisme : « le rapport de Pierre-Louis Bras et André Loth sur la gouvernance et l'utilisation des données de santé, rappelle que 89 % des patients ayant connu un séjour à l'hôpital en 2008 sont identifiables si l'on connaît les informations suivantes, relativement aisées à retrouver : l'hôpital d'accueil, le code postal du domicile, le mois et l'année de naissance, le sexe, le mois de sortie et la durée du séjour. Ce chiffre atteint 100 % pour les patients hospitalisés deux fois la même année. La robustesse des opérations d'anonymisation auxquelles sont soumis le système national d'information inter-régimes de l'assurance maladie (SNIIRAM) et le programme de médicalisation des systèmes d'information (PMSI), qui rassemblent les données de santé de nos concitoyens, n'y change rien. »
Dès lors, la mode de l’open data (« ouverture des données »), censé donner un gage de transparence, n’est qu’un enfumage. Voyez la municipalité écotechnicienne Verte de Grenoble, qui se veut en pointe du mouvement (et qui prétend installer des compteurs encore « plus intelligents » que Linky). On sait que les technocrates Verts se pensent les meilleurs gestionnaires de la métropole technologique, et spécialement dans le « laboratoire grenoblois ».16
Sur le site de la mairie, Laurence Comparat, adjointe à l’« open data et aux logiciels libres », nous explique en vidéo que l’ouverture des données, « art de vivre numérique », permet que les données soient « librement accessibles et librement exploitables » par les citoyens, les associations, les chercheurs et les entreprises. Citoyens et entreprises libres et égaux devant l’exploitation des données, en somme. Vous avez bien sûr les algorithmes qu’il faut à la maison pour faire votre propre data business, comme n’importe quel Facebook. Selon Laurence Comparat, la mairie souhaite que personne ne puisse « privatiser les données pour son propre profit » : fou-rire chez les data marketeurs. Et la technocrate municipale, qui n’est pas sotte tout-de-même puisqu’elle est Verte et ingénieure, de vanter l’anonymisation pour éviter le croisement des données. D’ailleurs, la Ville travaille là-dessus avec des labos de recherche. Nous voilà rassurés. En attendant, le spécialiste en informatique américain Arvind Narayanan nous a prévenus : « Pas de solution magique : l’anonymisation n’existe toujours pas ».17
LINKY, UN OUTIL POUR LA SOCIÉTÉ DE CONTRAINTE
Résumons. Linky collecte des pléthores de données sur notre vie privée. Dans un rapport de 2010, le groupe d’experts sur les données scientifiques de l’Union européenne expliquait : « Les compteurs électriques intelligents désormais installés dans plusieurs états de l’UE produisent l’équivalent d’un CD-Rom de données par an pour chaque foyer. »18 Imaginez aujourd’hui.
Ces données sont collectées à une échelle de territoire si fine qu’il devient possible, en les croisant avec d’autres données, de dresser un profil précis de chacun de nous. Au point que vos prothèses
numériques prétendent désormais anticiper vos décisions et vous offrir la réponse avant que vous n’ayez posé la question. Comme dit un chercheur, « nous sommes assez prévisibles à partir du moment où l’on dispose de suffisamment de données à analyser ».19
Pour finir, l’anonymat des données est le panneau où l’on prend le gibier citoyen.
Chasseurs de consommateurs, services de police, administrations, pirates de tous acabits : tous nous auront dans leur viseur, cibles faciles puisque prévisibles. Un progrès pour la société de surveillance.
Forcenés de la rationalisation, de l’efficacité, de la gestion optimisée du cheptel humain, ingénieurs de la ville « intelligente » et du monde-machine : ceux-là n’auront plus qu’à mouliner nos myriades de données avec leurs algorithmes pour faire tourner leur machine à gouverner. Fini l’humain, place à la société de contrainte.20
Pièces et main d’œuvre
Grenoble, 4 septembre 2016
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1 Les secrets de Linky – Ce qu’on apprend en infiltrant une réunion de la Métro, sur http://www.piecesetmaindoeuvre.com
3 http://www.groupe-cartegie.com/connaissance-client
4 Les secrets de Linky, op. cité
6 Cf « IBM et la société de contrainte », in L’Industrie de la contrainte, Pièces et main d’œuvre
(L’Echappée)
7 Cf Le Canard enchaîné, 27/02/13
8 http://www.silicon.fr/linky-aussi-projet-big-data-143183.html
9 Données énergétiques, nouvel eldorado économique ?
10 http://www.usine-digitale.fr/article/enedis-met-la-data-au-c-ur-de-sa-transformation-numerique.N403157
11 http://www.developpement-durable.gouv.fr/Segolene-Royal-donne-acces.html
12 Cf. L’Enfer Vert, un projet pavé de bonnes intentions, TomJo (Editions l’Echappée)
13 http://www.orange-business.com/fr/produits/flux-vision
14 Cf Après l’occupation de la CNIL : http://www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=resume&id_article=139
15 La protection des données personnelles dans l'open data : une exigence et une opportunité, 16/04/14
16 L’Enfer vert, un projet pavé de bonnes intentions, op. cité
17 http://www.clubic.com/pro/it-business/securite-et-donnees/actualite-715411-donnees-anonymes.html
18 https://ec.europa.eu/eurostat/cros/system/files/riding%20the%20wave.pdf
19 Les Echos, 26/06/12
20 Cf Terreur et possession. Enquête sur la police des populations, Pièces et main d’œuvre (Ed. L’Echappée)