OUVRIER-ROBOT RÉVOLTÉ

Publié le par Résistance verte

#travail #robot
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Extraits d'un entretien de Pièces et main d’œuvre avec Rémy, juin 2015.

Alarmes infra-rouge anti-intrusions. Entrée dans les locaux par lecteur d'empreinte digitale avec le malheureux avertissement de la CNIL dans le corridor. Le même dispositif sépare deux zones à l'intérieur même de l'entreprise. Caméras de surveillance à foison. Locaux aseptisés. Propreté clinique. Port de la blouse obligatoire. Disposition du parc de machines-outils de façon à rendre impossible tout échange verbal à distance. Ça, c'est pour les 60 autres pitres qui investissent les lieux quotidiennement. En ce qui me concerne, j'ai accès - malheureusement - au joyau, au nec plus ultra : la cellule (on ne rigole pas, c'est ainsi que se dénomme l'endroit au sein de l'atelier). Le grillage est là pour en attester. De l'autre coté de la grille, la machine : le robot de marque Fanuc (dont le cours des actions en bourse ne cesse d'exploser). De part et d'autre du robot, deux centres de fraisage à "alimenter" en pièces. Pour stocker les pièces en attente d'usinage, deux magasins. Pour mettre les pièces dans le magasin, on les fixe sur des palettes. Lesquelles palettes sont "robotentionnées" jusqu'aux machines. Et pour connaître la position exacte des pièces afin qu'elles soient usinées, les palettes doivent passer sur un banc de palpage pour en faire le pré-réglage. Pour superviser le tout, gérer le flux de production, un attirail informatique hors du commun est à disposition. Aucune erreur possible, chaque intervenant peut contrôler les autres ; chaque "bug", pouvant arriver à n'importe quel moment, retarde irrémédiablement le déroulé de la journée de façon dramatique. Le tout avec des séquences de travail (préparation des pièces, palpage, ajout de programmes dans le logiciel dédié, usinage, recherche et montage d'outils) très rapides, de l'ordre de quelques secondes à quelques minutes et avec des cotes très précises à tenir (de l'ordre de 0.01 mm, parfois moins). Alors que le climat interdit implicitement de sourire, espérer échanger un mot est vain.

Au bout d'un moment, l'ouvrier, le technicien ne se sent pas seulement esclave mais bel et bien partie intégrante du dispositif technico-informatique. L'humain n'existe plus. Les ordres semblent tomber du ciel (il y aurait un "on" qui a décidé de quelque chose) et le terme "urgent" se décline entre "très urgent" et "très très très très très urgent". Le travail en binôme est un cauchemar car les consignes ressemblent à des injonctions et à des ordres militaires. Le bruit ambiant n'aide pas la communication orale et la rapidité de l’exécution multiplie le stress. Il faut venir voir (de préférence le vendredi vers 15h) dans quel état psychique se trouve l'ouvrier chargé du lancement de la production pour le week-end. Comme le flux ne doit être arrêté sous aucun prétexte : travailler de 7h30 à 16h30 (en théorie, plus souvent 17h ou 17h30) n'est pas suffisant. La nuit, la machine et le robot bossent, eux. D’où la cerise sur le gâteau : un Blackberry -fourni par l'entreprise- est là en cas de "plantage". Un système d'alarme à distance permet au Blackberry d'émettre une jolie sonnerie auprès de l'employé alors "en astreinte" (une semaine sur trois !). Qui gagne le droit de retourner à l'usine jusqu'à 20h pour remettre en route le dispositif sans savoir s’il en aura pour 15 minutes ou trois heures. Et même le week-end. À ce stade, l'ouvrier n'est plus esclave, il n'est plus humain, il n'est peut-être même plus animal ni vivant mais simple particule. Comme une particule d'ADN permettant à l'entreprise de vivre.

Il est fortement conseillé de respecter les horaires, sous peine de sanction, y compris pour prendre son repas. Il faut redoubler d’ingéniosité pour contourner tel ou tel article du règlement intérieur. Et ne parlons pas de la promenade quotidienne et sa durée rigoureusement chronométrée. La sonnerie, aussi froide qu’immuable, délivrance une fois par jour, véritable coup de poignard à chacun de ses autres retentissements. Selon la qualité des embastillés, les conditions d’hygiène qui leur sont accordées varient du supportable à l’exécrable. Puisqu’on tourne autour du bidet, la sexualité est tout à la fois thème tabou et centre de toutes les espérances mais force est de constater l’accumulation de frustrations - pour ne rien dire des convoitises - au fil que le temps passe ou que la gent féminine montre le bout de son nez. Par moments, sans raison apparente, une furie s’empare des lieux en un mélange de tintements et de grognements. Si les visites de l’extérieur sont planifiées d’avance, on n’est pas à l’abri d’une descente du sommet de la pyramide à n’importe quelle heure du jour ; comme de la nuit. Sous les néons de la capitainerie, c’est le flou artistique - si je puis me permettre la métaphore en de telles circonstances - puisque s’enchevêtrent les responsabilités. Les prises de décision s’effectuent à la va-vite non sans avoir fait subir au préalable le supplice de tantale à celui qui en est le sujet, si ce n’est l’objet. D’un côté comme de l’autre de la barrière, tout le monde reste sur le qui-vive, à s’épier les uns les autres, quitte à tenter de déchiffrer à distance les paroles d’un coreligionnaire en lisant sur ses lèvres, un mot de trop pouvant tout faire basculer. Tous prêts à de petites mesquineries au rythme des velléités que chacun a de prendre du galon ou d’accroître son espace vital. L’entraide, lorsqu’elle existe, s’effectue par groupuscules, toujours en suspens et mouvants, souvent disloqués au bout d’une poignée de semaines, parfois après quelques heures seulement. C’est le règne du caïdat où les plus téméraires rêvent de devenir calife à la place du calife, à leurs risques et périls. On pourrait croire ce récit issu d’une prison mais, contrairement aux apparences, c’est d’un autre genre de taule dont il s’agit puisque je vous parle de l’usine.

Après plusieurs mois de ce régime, les sens sont touchés. Perte d'empathie (ne rien éprouver à la perte d'un proche), troubles du comportement, céphalées, capacités de réflexion atrophiées, écouter de la musique (chose vitale jusque-là pour moi) devient un calvaire et perte d'identité puisque la seule parade pour tenir le choc a été de me dire : "Ce n'est pas possible, ce n'est pas moi qui vais là-dedans". Avec le recul, je désignerais bien l'ensemble du dispositif comme "Management par la privation sensorielle."

Je n'avais aucune idée pré-conçue de ce qu'il faudrait faire plus tard. Et j'ai toujours ressenti ce monde d'hyper-compétition au point que lorsque les choix d'orientation scolaire devaient se faire et qu'il était de bon ton de visiter différents établissements scolaires pour en "choisir" un, j'avais le sentiment d'être entouré de sprinters dans les starting- blocks tandis que j'étais (et espère être toujours) un invétéré promeneur dans les sous-bois et explorateur des champs. Il y a aussi cette question qui m'horripile : "Qu'est-ce que tu fais dans la vie ?" À laquelle je réponds : "Comment ça, vivre ne se suffit pas à soi-même ? Il faut aller prouver à untel que je sais faire telles et telles choses - sans en connaître les tenants ni les aboutissants - en échange d'argent octroyé sur des critères totalement biaisés ?" Depuis quelques années, notamment depuis le passage au sein de cette Société Mentalement Perturbée où toutes mes convictions personnelles m'intimaient de ne pas rester mais où la nécessité économique et matérielle m'a forcé, je suis en ébullition. Et je cherche. Quoi, je n'en sais rien. Car même si j'en avais déjà le pressentiment auparavant, c'est là que j'ai bel et bien compris qu'il y a une différence entre ce que le complexe technico-industriel (ou "Machine de Travail Planétaire" selon la théorie "Bolo'bolo" de P.M.) nous fait faire (souvent contre de l'argent et un statut social) et ce que nous faisons chacun, individuellement, affranchi des codes auxquels nous devons nous soumettre.

Nous sommes des individus libres de penser et autonomes dans nos actions, qui nous interrogeons sur l'avenir qu'on nous prépare et voudrions ne pas faire n'importe quoi au nom de l'emploi, de l'argent ou du saccage des conditions de survie de notre espèce.

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